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À La Une - Repère

Les clés pour comprendre la crise politique en Tunisie

Depuis l'assassinat du député Mohamed Brahmi, le 25 juillet dernier, le deuxième assassinat politique en six mois, la Tunisie est plongée dans une crise profonde. Quelles sont les données de cette crise et qui en sont les principaux acteurs? Un scénario à l'égyptienne est-il envisageable ?

Depuis le meurtre du député Mohamed Brahmi, le 25 juillet 2013, chaque soir des milliers de Tunisiens protestent sur la place Bardo à Tunis pour réclamer la démission du gouvernement provisoire. REUTERS/Anis Mili

Rappel des faits

 

Jeudi 25 juillet 2013 : La Tunisie vit son deuxième assassinat politique en six mois quand le député membre de la gauche nationaliste Mohamed Brahmi est abattu devant chez lui. Le 6 février dernier, Chokri Belaïd, co-fondateur du Front populaire tunisien, avait, lui aussi été tué à Tunis. Le ministère de l'Intérieur tunisien soupçonne un salafiste radical d'être l'auteur des deux crimes.

 

Mais pour la veuve de Brahmi, le parti islamiste qui dirige la Tunisie est le véritable coupable. "Je vous félicite Ennahda et vos alliés de la Troïka ! Une fois de plus, vous avez fait taire une voix libre et juste !", accuse-t-elle.

 

La Troïka est l'alliance nouée à l’issue des élections en octobre 2011 qui a porté au pouvoir les islamistes d’Ennahda, le parti dominant, et deux formations politiques centristes. Elle comprend le Premier ministre Ali Larayedh, le président de l’Assemblée nationale constituante (ANC) Mustapha Ben Jaâfar et Moncef Marzouki, le président de la République.

 

 

Des milliers de Tunisiens ont assisté aux obsèques du député Mohamed Brahmi à Tunis, le 27 juillet 2013. Photo FETHI BELAID / AFP


Samedi 27 juillet : Une marée humaine assiste aux obsèques de Mohamed Brahmi. Après l’enterrement, des milliers de Tunisiens se dirigent vers le palais du Bardo, à Tunis, pour demander la dissolution de l’ANC. Le 19 août, e sit-in se tenait toujours sur la place.

 

En riposte, Ennahda organise, le 3 août, une marche qui rassemble 200.000 partisans selon le parti. Devant la foule, le chef du parti, Rached Ghannouchi, balaye l’hypothèse d’un scénario à l’égyptienne (le président Mohamed Morsi a été démis de ses fonctions le 3 juillet par l'armée après un vaste mouvement de protestation populaire). "Ceux qui ont cru que le scénario égyptien pouvait être répété ici ont tout faux. La Tunisie a été une inspiration avec sa révolution, et elle ne va pas importer un coup d'Etat", lance-t-il.

 

 

 

Qui sont les acteurs-clés de cette crise politique ?

 

 

Ali Larayedh, le chef du gouvernement provisoire qui s’accroche à son poste


Ali Larayedh. FETHI BELAID/AFP


Le premier pilier de la troïka tunisienne est Ali Larayedh, nommé Premier ministre de la Tunisie le 22 février 2013, suite à la démission de son prédécesseur, Hamadi Jebali, dans la foulée de l'assassinat de Chokri Belaïd. Visé par les manifestants du Bardo qui réclament son départ depuis la mort du député Brahmi, ce dirigeant du parti islamiste Ennahda exclu toute démission. "Ce gouvernement continuera d'assumer ses fonctions, nous ne nous accrochons pas au pouvoir mais nous avons un devoir et une responsabilité que nous assumerons jusqu'au bout", déclare, le 29 juillet, Ali Larayedh dans une allocution à la télévision nationale.  

 

 

Mustapha Ben Jaâfar, le président de l’Assemblée nationale Constituante qui "appelle tout le monde à participer au dialogue"


Mustapha Ben Jaâfar. FETHI BELAID / AFP

 

Face à la crise politique, Mustapha Ben Jaâfar, président de l’ANC et secrétaire général du parti Ettakatol, formation d’obédience socialiste, décide le 6 août de suspendre les travaux de la Constituante sine die.

Pour justifier sa décision, Jaâfar, deuxième pilier de la troïka tunisienne, invoque la rupture du dialogue entre Ennahda et des partis de l'opposition. En sus, des députés ont décidé de geler leur participation aux travaux de l'ANC (voir plus bas).

 

Dans un discours donné lors de la session plénière de la Constituante, Mustapha Ben Jaâfar enjoint aux députés "démissionnaires" de rejoindre l’ANC, qui est, selon lui, "un pilier de légitimité, une planche de salut".

L'ANC est dominée par le parti Ennahda, qui compte 90 membres sur les 217 sièges de l'Assemblée.

 

 

 

Moncef Marzouki, le très discret président de la République provisoire


Moncef Marzouki. Photo AFP

 

Ancien président de la Ligue tunisienne des droits de l'homme (1989-1994) et fondateur en 2001 du Congrès pour la République (aussi appelé Al Mottamar), Moncef Marzouki est élu président de la République provisoire par l'ANC le 12 décembre 2011. Le troisième pilier de la troïka tunisienne est sans nul doute le plus discret. Le président  Marzouki a appelé, le 13 août, à la formation d'un cabinet d'union nationale incluant tous les partis et exhorte l'ANC à reprendre ses travaux.


 

Les "démissionnaires", ces députés qui battent le pavé

 

Au lendemain du meurtre de leur collègue Mohamed Brahmi, une soixantaine de députés, soit quasiment le tiers de l’Assemblée constituante, ont décidé de "geler" leur contribution à la rédaction de la Constitution dans l'attente d'une dissolution du gouvernement en place. Ils participent depuis au sit-in de la place du Bardo. "Aucun doute qu’Ennahda est à l’origine du climat de violence", a reproché Samir Taieb, député démissionnaire du parti al Massar, une formation politique progressiste de gauche, le 29 juillet.

 

 

 

L’Union générale tunisienne du travail (UGTT), la position modérée du plus puissant syndicat tunisien

 

Contrairement aux forces d’opposition politiques, la puissante organisation syndicale UGTT, forte de 500.000 membres et capable de paralyser le pays en l’espace d’une journée, ne souhaite pas la dissolution de l’ANC, préférant adopter un positionnement plus nuancé. Suite à une longue réunion dans la nuit du 30 juillet, UGTT a finalement décidé d’appeler "à la démission du gouvernement et à la composition d'un gouvernement de compétence formé par une personnalité consensuelle", a déclaré le secrétaire général adjoint du syndicat, Sami Tahri. Ils sont rejoints sur ce point par le syndicat patronal tunisien, l’Union tunisienne de l’Industrie, du Commerce et de l’Artisanat (Utica), qui a appelé le 5 août à la formation d’un gouvernement de "compétences nationales" chargé d’assurer la sécurité et la stabilité nécessaires pour réussir la relance de l’économie tunisienne et réussir les prochaines échéances politiques.

 

 

Rached Ghannouchi, président d’Ennahda, favorable à un "gouvernement d’union nationale"


Rached Ghannouchi. FETHI BELAID / AFP

 

Le leader du parti islamiste Ennahda, Rached Ghannouchi, a fini par accepter le gel des activités de l’ANC décrété le 6 août par Mustapha Ben Jaâfar, président de la Constituante. Favorable "à la formation d’un gouvernement d’union nationale comprenant toutes les forces politiques convaincues de la nécessité d’achever le processus démocratique dans le cadre de la loi" afin de trouver une "solution consensuelle" à la crise politique en Tunisie, Ghannouchi a rencontré, le 16 août à Paris, Beji Caïd Essebsi, chef du mouvement d'opposition Nida Tounes. Mais pas question de céder aux appels à la démission lancés par l’opposition, qu’il qualifie de "putschiste". "Nous avons commis beaucoup d'erreurs (...) mais les errements du gouvernement ne justifient pas les appels à sa chute. Un cabinet apolitique pousserait le pays vers le vide, l'anarchie et achèverait l'expérience démocratique en Tunisie", a-t-il défendu lors d’une conférence de presse le 15 août.

 

 

 

Basma Khalfaoui, le combat continue pour la veuve de Chokri Belaïd


Lors d'un rassemblement de protestation, le 1er mai 2013, Basma Belaïd brandit un portrait de son ex-mari, abattu le 6 février dernier. FETHI BELAID / AFP

 

 

Figure du féminisme tunisien, Bamsa Khalfaoui est sous le feu des projecteurs depuis la mort de son ex-époux, Chokri Belaïd. "On doit continuer. Que le sang de Chokri serve à retrouver le pays dont on rêve", a-t-elle déclaré quelques jours après sa disparition. Déterminée à faire entendre la voix de son défunt ex-mari, Bamsa Khalfaoui a pris les rênes du Front national du salut, qu’elle a lancé en compagnie de leaders de partis de gauche et de personnalités indépendantes le 26 juillet en réponse au meurtre de Mohamed Brahmi. Présent au sit-in du Bardo, ce Front appelle à la dissolution du gouvernement et son remplacement par un cabinet restreint de salut national, composé de personnalités qui ne brigueront pas de mandat aux futures élections.

 

 

 

Quelle issue possible à cette crise ?

 

La Tunisie aurait pu sortir de la crise le 23 octobre 2011, date des premières élections post-Ben Ali, mais au lieu de cela elle s’enfonce dans une crise de confiance, la rue se méfiant des manigances du gouvernement provisoire pour conserver le pouvoir, explique Chawki Gaddes, professeur en Sciences politiques à l’université de Carthage. "Les gagnants de ces élections, le parti Ennahda, éludent depuis plusieurs mois les obligations que leur mandat leur impose : notamment rédiger dans un délai d’un an la nouvelle Constitution de la Tunisie", analyse Chawki Gaddes, pour qui il ne fait aucun doute que le retard pris dans l’élaboration de la Loi fondamentale est "voulu" par la Troïka.

 

"La mission naturelle d’une Assemblée constituante est de rédiger une Constitution, pas de gouverner ! Or le parti Ennahda est en train de gagner du temps pour s’installer en profondeur dans les rouages de l’Etat afin de manipuler les prochaines élections", poursuit-il. En dépassant son champ de compétence et en plaçant les siens aux postes-clés de l’administration tunisienne, Ennahda est donc en passe de dévoyer le processus de transition démocratique, regrette le secrétaire général de l’Association tunisienne de droit constitutionnel.

 

Face à cette impasse, un scénario à l’égyptienne est-il envisageable en Tunisie ? Impossible, répond tout de go Chawki Gaddes. "A la différence de l’Egypte, l’armée tunisienne est républicaine, elle n’interviendra jamais même si la rue le lui demandait. L’armée est d’ailleurs très occupée avec la sécurisation de nos frontières et des institutions publiques", assure le professeur en Sciences politiques, ajoutant que "le poids de la société civile est plus important en Tunisie qu’en Egypte. C’est elle qui joue véritablement le catalyseur dans les sit-in".

 

Ce fin connaisseur de la vie politique tunisienne mise plutôt sur une démission imminente du gouvernement provisoire. "Elle est devenue incontournable. C’est la seule voie de sortie, la seule issue au bras de fer entre le gouvernement provisoire et la rue", considère-t-il, reconnaissant qu’il faudrait d’abord que "le parti Ennahda reconnaisse sont échec, ce qu’il refuse de faire jusqu’à ce jour". Ainsi, comme la mort de Chokri Belaïd a entraîné la démission du gouvernement d’Hamadi Jebali le 19 février dernier, l’assassinat de Mohamed Brahmi pourrait conduire à la fin du gouvernement dirigé par Ali Larayedh, selon lui.

 

Une première étape vers l’implosion de la Troïka, cette "alliance contre-nature", selon Gaddes, d’islamistes et de centristes, née de l’élection d’octobre 2011 ? Chawki Gaddes se dit surpris par la décision du président de l’ANC de suspendre les travaux de la Constituante, allant ainsi à l’encontre des partisans d’Ennahda. "Il sort du rang, ça sonne peut-être le glas de la Troïka, qui a trop duré. C’est aussi un moyen pour lui de sauver son parti politique en déroute dans les sondages", observe ce juriste. "Ennahda n’avait pas d’autre choix que d’accepter ce gel des activités de l’ANC car le président de cette institution est le seul habilité à convoquer l’Assemblée. Et les députés d’Ennahda ne sont pas en mesure de le démettre parce qu’il faut au préalable qu’ils soient convoqués en plénière par le président de l’ANC. Ce que Mustapha Ben Jaâfar refuse de faire avant le rétablissement d’un dialogue entre les différents partis. Ennahda est donc bloqué, pris à son propre piège", conclut Chawki Gaddes.

 

 

 

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Rappel des faits
 
Jeudi 25 juillet 2013 : La Tunisie vit son deuxième assassinat politique en six mois quand le député membre de la gauche nationaliste Mohamed Brahmi est abattu devant chez lui. Le 6 février dernier, Chokri Belaïd, co-fondateur du Front populaire tunisien, avait, lui aussi été tué à Tunis. Le ministère de l'Intérieur tunisien soupçonne un salafiste radical d'être...

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