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Culture - Spectacle

« Phèdre les oiseaux » : l’humain dans toute sa fragilité

« Phèdre les oiseaux », un texte de Frédéric Boyer, mis en scène par Jean-Baptiste Sastre, fait escale à Marseille et à Aix-en-Provence, dans le cadre de Marseille-Provence 2013, capitale européenne de la culture. Sur scène, trois comédiennes de trois nationalités parlant chacune une langue, et deux chœurs. Une belle expérience.

Trois Phèdre réunies pour la première fois sur une même scène, pour donner à entendre des voix de femmes ancrées dans des cultures différentes...

Une scène nue. La cinquantaine de chanteuses et chanteurs du chœur (chorale composée des magnifiques membres des Compagnons d’Emmaüs et de la chorale de rue Strassenchor de Berlin) entrent un à un sur scène. Ils emplissent l’espace, ils y circulent en cercle, à l’infini. «J’ai voulu autrefois m’enterrer dans le sable...», dit une voix-off. Est-ce à l’histoire mythique de Phèdre qu’il est fait référence ? À moins qu’il ne s’agisse des histoires d’exclusion et de violence que portent en eux ces femmes et ces hommes qui sont là sur scène. Des phrases répétées, en boucle, à l’infini. «Phèdre..., Phèdre...», scande en français, en allemand, en anglais et dans d’autres langues le chœur. Aucune musique ne vient enrober ou porter ces voix qui déploient une puissance brute. Un chant monte en arabe, juste, tendre, aimant.
Sur scène, trois femmes, trois Phèdre (Hiam Abbas, palestinienne; Élisabeth Pozzi, italienne; Lilith Bischoff, allemande) se font écho, chacune dans une langue, chacune porteuse d’une dramaturgie qui lui est propre et qu’elle puise dans les entrailles de sa culture et de sa mémoire. Elles ont en face d’elles cinq Hippolyte. Cinq hommes, jeunes, mais sans qualité, sorte de personnages anonymes d’un monde contemporain...
Prenant le contre-pied de la mythique Phèdre, pétrie de culpabilité, la Phèdre contemporaine présentée là use et abuse de la séduction. C’est un personnage qui «tente désespérément moins de retrouver Hippolyte que de se délivrer elle-même de la persécution d’une histoire», explique la brochure.
Phèdre les oiseaux a comme point de départ l’histoire antique de cette femme, épouse de Thésée, roi d’Athènes, qui tombe amoureuse de son beau-fils Hippolyte et qui, devant son refus, l’accuse à tort de viol et se suicide, comme le rappelle Frédéric Boyer, l’auteur de Phèdre les oiseaux, dans la présentation de la pièce. Mais dans ce texte résolument contemporain, Phèdre est avant tout une femme qui se révolte, qui refuse l’exclusion à laquelle elle a été condamnée et la culpabilité dans laquelle elle est cloîtrée depuis des millénaires.
«Quel est le crime de cette femme?», se demande l’auteur. «Aimer un homme auquel ne l’oppose aucun lien de sang? Aimer un trop jeune homme? Aimer le fils de son mari? C’est l’invention obscure d’un crime, d’une culpabilité attachée au désir féminin», constate-t-il.
Hiam Abbas, comédienne palestinienne, s’est retrouvée sur ce projet dès sa création. Plus connue en France pour ses rôles au cinéma, Hiam Abbas fait avec Phèdre les oiseaux sa première apparition sur une scène française. «Dès que j’ai lu le texte, je m’y suis attachée, souligne-t-elle. C’est un texte audacieux, qui raconte beaucoup de choses et toutes ramènent à notre humanité, à notre fragilité en tant qu’êtres humains.»

Un long périple
La présence des deux chorales est un point central de la pièce, «avec elles on travaille au plus près de l’âme humaine», souligne la comédienne. Pour Jean-Baptiste Sastre, le metteur en scène, «quand Frédéric Boyer a écrit le texte, la figure de l’exclu s’est imposée», souligne-t-il. «À partir de ce moment-là, j’ai commencé à réfléchir à l’idée d’un chœur et, plus précisément, d’un chœur fragile. En pensant à ce chœur, j’ai eu envie d’aller vers les Compagnons d’Emmaüs», précise-t-il.
Depuis sa création, cette pièce a été jouée un peu partout en France, «notamment à l’Institut du monde arabe, où nous avons ajouté la version arabe», explique Hiam Abbas. Puis, en Allemagne, «nous avons été rejoints par le chœur de Berlin» et le texte s’est enrichi d’une version anglaise et d’extraits en allemand. « Dans chaque lieu où nous nous produisons, nous faisons des rencontres, donc nous avons de nouveaux éléments qui s’ajoutent, une nouvelle version, une sorte de réadaptation à chaque fois», souligne la comédienne, qui semble puiser dans ce mode de fonctionnement une belle énergie. L’équipe qui a travaillé sur le spectacle est fidèle en cela aux directives de l’écrivain qui dit vouloir que «chaque mise en scène dans un pays européen donné, dans une langue nouvelle, appelle une “ampliation” (un développement) du texte dramatique. Quelque chose du chant propre à la langue et à la culture dans lesquelles serait donnée la représentation».
Pour la version jouée à Aix-en-Provence, à la salle du Bois de l’Aune, «les 3 Phèdre se sont retrouvées pour la première fois ensemble sur scène, et les deux chorales ont été réunies également pour la première fois», souligne Hiam Abbas.
Pourquoi avoir accepté ce rôle d’une Phèdre contemporaine, écrivant une suite de la Phèdre grecque et racinienne ? « Notre Phèdre est une femme qui revient de l’obscurité pour oser dire ce qu’on ne l’a pas laissé vivre. Elle vient relever la mémoire. À partir du moment où nous touchons à la mémoire, nous touchons quelque chose en chacun de nous, explique Hiam Abbas. Phèdre est une femme très fragile. On a tous quelque chose en nous de Phèdre. Sa fragilité rencontre la fragilité humaine, d’où l’idée de ce chœur», ces oiseaux qui l’entourent, la soutiennent, la portent, lui insufflent la force de se révolter, de rejeter la condamnation dont elle fait l’objet pour vivre son amour au grand jour. «Ce que j’ai aimé dans ce texte c’est que l’écrivain ait cherché à s’éloigner du mythe. Il a voulu répondre à la question de savoir comment cette femme, Phèdre, allait pouvoir se fondre dans notre société d’aujourd’hui?»
Créé à Lorient en mars 2012 et après un beau parcours, Phèdre les oiseaux fait escale à Marseille et à Aix-en-Provence, dans le cadre de Marseille-Provence 2013, capitale européenne de la culture, avant de poursuivre son périple à Tanger, Naplouse, Ramallah, Jérusalem, Nazareth, Haïfa, Tel-Aviv et Jaffa. « Pour moi, c’est important de revenir chez moi avec une pièce de théâtre, souligne la comédienne. Quand j’ai quitté mon pays, je jouais surtout au théâtre, le cinéma n’est venu qu’après, quand je me suis installée en Europe. Donc revenir aujourd’hui dans mon pays avec un spectacle de théâtre et qui plus est une pièce aussi intense et riche, cela fait sens.»
Théâtre, cinéma, réalisation, où se retrouve-t-elle le mieux? «Ce sont des métiers très différents. Le théâtre est un objet bizarre, remarque Hiam Abbas. Au théâtre, la proximité fait toute la différence. Contrairement au cinéma où nous pouvons nous voir, récupérer les choses, au théâtre nous ne pouvons avoir de recul sur ce que nous faisons, nous sommes dans une grande solitude, et il faut faire avec. Le fil est très fin et risque de rompre à tout moment. Nous y développons un sens aigu de la survie.» Cette mise en danger pour Hiam Abbas ne diffère pas de la mise en danger avec laquelle il faut composer au quotidien.

 

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