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À La Une - L'Orient Littéraire

Régis Debray : « Aller au Liban, c’est aller à la source »

D.R.

L’académie Goncourt s’est impliquée dans le prix Orient et il m’a été dit que c’était à votre initiative.

 

En réalité, c’est Tahar Ben Jelloun qui a été le premier à en parler, et j’ai pour ma part immédiatement soutenu le projet. Le français est une langue qui a plusieurs capitales : Beyrouth, Montréal, Alger, Dakar et peut-être aussi Le Caire. Nous avons une langue que nous partageons avec beaucoup d’autres peuples, mais nous n’en sommes pas les propriétaires. Et il est vrai que le Liban est mon complice favori dans cette aventure de la langue. J’aime m’y rendre car cela me permet de m’y sentir en famille loin de chez moi, d’y trouver ce mélange si particulier de dépaysement et de familiarité.

 

C’est donc comme une forme renouvelée du fameux voyage en Orient ?

 

Disons que la France a retrouvé sa mémoire juive mais qu’il lui reste à reconquérir sa mémoire arabe. Elle doit réapprendre l’Orient pour ne pas devenir tout à fait américaine et occidentale. Par ailleurs, il faut constamment rééduquer les Français. Ils ont des réflexes conditionnés, et pour eux « Arabes » est l’équivalent de « musulmans ». On oublie trop souvent les chrétiens d’Orient. N'oublions pas que le christianisme est une religion orientale. Aller au Liban, c’est donc pour moi aller à la source. Car c’est à Tyr que tout commence, c’est de là que part la princesse Europe pour rejoindre la Grèce, l’aventure de la langue et de l’écriture trouve là son origine. Rappeler tout cela ne signifie pas pour autant que le français est une langue chrétienne, puisqu’il est très largement parlé par des Arabes musulmans au Maghreb ou par des Noirs animistes en Afrique. La langue française devrait éviter aux Français d’être nationalistes et chauvins. Ils devraient accepter d’être l’une des expressions de cette langue et non la seule.

 

Pour revenir à ce prix Orient, comment s’inscrit-il dans la vocation de l’académie Goncourt ? Assiste-t-on à une redéfinition de cette vocation au travers des Goncourt étrangers ?

 

Au départ, la vocation de l’académie Goncourt consistait à introniser le roman comme fait littéraire à un moment où il n’y avait que théâtre et poésie qui comptaient. Un romancier ne pouvait accéder à l’Académie française et Balzac par exemple était considéré comme un feuilletoniste. Il s’agissait donc pour les Goncourt d’affirmer que le roman était digne des beaux-arts. La situation n’est évidemment plus tout à fait la même aujourd’hui où l’on assiste à une inflation romanesque ; il faudra peut-être songer à réhabiliter l’essai et pourquoi pas, la poésie et le théâtre…

Mais la vocation du prix Goncourt, c’est de réconcilier la qualité et la quantité, la qualité et le public ; c’est de faire en sorte que des personnes qui n’en auraient pas spontanément eu l’envie soient amenées à lire des auteurs tels que Proust. Il s’agit donc d’introduire dans la grande circulation commerciale des œuvres difficiles. La pondération est délicate puisque le jury peut être tenté d’aller vers des textes à vocation grand public pour assurer au prix une diffusion très large ou, à l’inverse, d’aller vers des textes trop difficiles. L’équilibre est délicat à trouver. Le pari est d’éviter l’américanisation complète de la lecture, d’éviter que l’on réserve le best-seller au drugstore et l’essai pointu à l’éditeur universitaire. Et ce pari, nous ne le réussissons pas toujours. Quant au prix Orient, il a pour vocation de renouer avec l’universel de la langue française en la confrontant à d’autres sensibilités que celles de l’Hexagone.

 

Vous-même avez rejoint l’académie Goncourt en 2011. Quel est pour vous le sens de votre appartenance à cette académie ?

 

J’avais envie de reprendre contact avec le roman contemporain et d’oublier un peu la philosophie qui avait fini par me lasser par sa généralité et son caractère amphigourique. J’ai été romancier et j’envisage peut-être de le redevenir, donc me plonger dans l’humus littéraire de mon époque me semblait important. Cette nomination est ainsi arrivée à point nommé. Cela dit, l’entrée à l’académie Goncourt est surtout liée à l’espoir que l’on place dans les capacités de lecture et d’esprit critique de ses membres. On recherche davantage un lecteur qu’un auteur.

 

Vous publiez un nouvel ouvrage intitulé Modernes catacombes et qui est un hommage à ce que vous appelez «  la France littéraire ». Pourquoi avez-vous eu envie d’écrire cet hommage ?

 

J’appartiens à une génération qui disparaît, une génération pour laquelle Chateaubriand a existé, y compris pour quelqu’un comme Sartre qui lance un défi à sa solennité esthétique en déclarant vouloir pisser sur sa tombe. Cette génération a en commun le culte de la langue, la familiarité avec la tradition littéraire, la connaissance des humanités et du latin. À l’inverse du culte du jeunisme et de la valorisation permanente du nouveau qui prévalent aujourd’hui, notre génération pense que les anciens ont quelque chose à nous transmettre. Mais cette génération est en train de mourir. J’ai donc eu le désir d’évoquer les derniers des classiques, c’est-à-dire les Gracq, Gary, Sartre, Malraux, Nourissier… C’est un recueil d’hommages, parfois polémiques, où l’on croise aussi bien Breton que de Gaulle, c’est-à-dire des gens qui avaient une relation privilégiée au langage. C’est donc un livre profondément anti-Sarkozy. Car son « casse-toi pauvre con ! » a vraiment cassé un fil directeur, celui de la transmission, dans un pays où il y a un lien très fort entre pouvoir politique et pouvoir des mots, entre l’art de gouverner et l’art de parler et d’écrire. Les présidents de la République française se sont construits par le langage, et ce dès 1940 ; on attendait d’eux qu’ils manifestent leur relation privilégiée à la littérature, qu’ils réalisent des exploits de langue. Ainsi Pompidou a-t-il écrit une anthologie de la poésie française, Giscard d’Estaing s’est-il essayé au roman, sans parler de De Gaulle ou de Mitterrand. J’ai ainsi voulu faire vivre une certaine mémoire, et engager une réflexion autour de ces questions.

 

Dans votre préface vous écrivez : « Nul n’est modeste de naissance. Se réjouir, cela s’apprend. » Ces paroles peuvent surprendre sous votre plume.

 

Un jeune homme est par définition en colère, il veut se battre avec ses aînés ou ses contemporains, il vit intensément les rivalités. Mais en vieillissant, le sourire revient, on ne s’arrête plus sur les défauts des autres et on regarde surtout ce qu’ils peuvent nous apporter. On devient modeste parce qu’on prend la mesure de ses manques, on se perçoit comme un parmi d’autres, on appartient à une génération, une langue, un pays ; on accepte de se fondre dans le paysage, on accepte sa finitude, et c’est même cela qui nous permet d’exister.

 

Vous manifestez votre colère face à une question fréquemment posée : « À quoi sert la littérature ? » et défendez l’idée qu’elle ne vaut que parce qu’elle ne sert à rien. Le pensez-vous vraiment ?

 

La littérature sert à désapprendre les idées toutes faites, à rompre avec les stéréotypes, à rendre complexe l’apparemment simple, à mettre de la contradiction là où il y avait du dogme et de l’évidence. La littérature nous permet de nous déprendre du machinal, c’est-à-dire de l’idéologique, du religieux, du tribal ou du médiatique.

L’académie Goncourt s’est impliquée dans le prix Orient et il m’a été dit que c’était à votre initiative.
 
En réalité, c’est Tahar Ben Jelloun qui a été le premier à en parler, et j’ai pour ma part immédiatement soutenu le projet. Le français est une langue qui a plusieurs capitales : Beyrouth, Montréal, Alger, Dakar et peut-être aussi Le Caire. Nous avons une...

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