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Nos Lecteurs ont la Parole

La recette a foiré

Par Rabih NASSAR
Aujourd’hui, je suis triste. Les titres sont énormes. L’événement l’est aussi. « Achrafieh souffre ». « Achrafieh sous le choc ». « Une perte pour le Liban ». « Hommage au général ». L’ambiance est à la panique.
J’ai un nœud à l’estomac. J’ai un coffre sur le torse. J’ai du mal à manger, et je ne fais que boire. Devant mon clavier, je me prépare à accoucher. Un de ces textes que je vomis sans voir venir. Des mots d’encouragement, de haine, de désespoir. L’hommage à la Croix-Rouge, l’hommage à Donner-sang-compter, l’armée, le peuple courageux, Beyrouth cent fois démolie cent fois reconstruite, finissez donc vos rixes internes, laissez le peuple respirer, dans les rues manifestons, dans les rues allumons les bougies, dans les rues les chansons patriotiques, dans les rues la tristesse, aux égouts le gouvernement, aux égouts nos députés, etc.
Rien. Aujourd’hui la page reste blanche. Tout a été dit et redit. Tout a été fait et refait. Oui il est mort et c’est malheureux. Oui ils sont morts et c’est une tragédie. Ce tunnel semble bien plus long que prévu. « Tout passe » qu’on m’avait dit. Effectivement. Tout passe. À condition qu’on fasse passer. Et je réalise que je ne fais que ça. Je réalise que c’est ce que nous faisons tous. Faire passer. Le « IF » de Kipling me paraît insensé. Tu seras un homme mon fils. « Sans dire un seul mot te mettre à rebâtir ». Oui sans doute. Si on te le détruit une fois. Deux fois, trois peut être.
Ou faire le décompte ? Quand est-ce qu’on peut rendre les armes et se laisser abattre ? C’est beaucoup trop dur et je suis beaucoup trop seul. Pire, nous le sommes tous, à plusieurs. Qu’est-ce qu’on me veut au juste ? Les manchettes se répètent avec la retour des saisons. Les mêmes plaintes se répètent au rythme des marées. Un métronome. On sait tous ce qu’on devrait faire, mais on ne le fait pas. À la place, on s’assure des passeports étrangers, quand la fierté s’effrite. Et pour cause. Non je ne veux pas être associé à un tortionnaire de pneus. Non je ne veux pas être associé à un excité qui piétine un drapeau en flammes. Non je ne veux plus avoir peur du convoi politicien qui piétine la foule pendant qu’un quartier tombe en ruine. Non je ne veux plus voir l’armée me regarder de haut quand d’autres jouent à qui tire le plus loin. Non je ne veux plus voir à la télé un politicien quelconque, général, cheikh, docteur ou milliardaire en faillite me parler comme à un demeuré. Mais ça fait plus de trente ans que ça dure. Durée biblique dans une région bigote. J’en ai juste marre.
Marre de traiter le peuple d’inculte et les politiciens de crapules.
Comme dans un couple qui bat de l’aile, peut-être est-il temps de le dire, puisqu’on est nombreux à le penser. La recette libanaise a foiré. Elle ne marche pas. Oublions le Liban message. Oublions le Liban exemple. Je ne veux plus donner l’exemple. Je ne veux plus être messager. Personne ne l’écoute, ce message. Personne n’en veut. Et nos vies se dépensent et disparaissent dans une indifférence globale difficile à reprocher. Car finalement, chacun sa merde. 2 min sur France 2 ou CNN. Le délire. Beyrouth en sang, l’humanité condamne l’attentat. C’est très beau cette solidarité globale devant des plateaux télé. Le courage qu’on a à tous à supporter la souffrance des autres. Ce conflit nous fatigue et nous use. Je pensais qu’on changeait. Mais on ne change pas. Je suis tout seul et ils sont trop nombreux. La bêtise, l’ignorance, l’hypocrisie. Je ressemble à Cyrano, sauf que je suis trop lâche et que j’ai trop à perdre.
Et je regarde autour. Où aller ? J’ai déjà vécu les événements de Beyrouth à la télé aussi. J’ai vu les rues de Beyrouth en sang et la population en larmes, pendant que je pleurais mon impuissance. J’ai déjà appelé pour demander si tout allait bien, et entendu les réponses stoïques d’un peuple schizophrène : « Tout va bien. On en a vu pire. On sort sur Gemmayzé. Ce soir, c’est Faraya. » Je regarde autour, et je ne veux pas m’en aller.
Aujourd’hui, je me dois de rester. Je me dois d’essayer. Sans un mot, il faudra rebâtir. Aujourd’hui, je suis triste. Cette bombe a eu ma peau.
Aujourd’hui, je suis triste. Les titres sont énormes. L’événement l’est aussi. « Achrafieh souffre ». « Achrafieh sous le choc ». « Une perte pour le Liban ». « Hommage au général ». L’ambiance est à la panique.J’ai un nœud à l’estomac. J’ai un coffre sur le torse. J’ai du mal à manger, et je ne fais que boire. Devant mon clavier, je me prépare...

commentaires (2)

Comme l'envie me prend de gifler certains politiques ! Est-ce que je deviens fou ?

Halim Abou Chacra

07 h 34, le 24 octobre 2012

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Commentaires (2)

  • Comme l'envie me prend de gifler certains politiques ! Est-ce que je deviens fou ?

    Halim Abou Chacra

    07 h 34, le 24 octobre 2012

  • Rabih, Il est 4 heures du matin a New York et je viens de me réveiller avec le cauchemar d'Achrafieh dans les yeux, un malaise dans mon âme, un sentiment de haut-le-coeur sur un fond de ras-le-bol. Ces sentiments envahirent mon âme et mon corps et m'empêchèrent de me rendormir. En me mettant devant mon écran, j'ai trouvé ton article qui m'expliqué mon état d'âme insupportable et a dit toutes mes pensées. Avec ta merveilleuse plume tu as été le porte parole de plein d'entre nous. Merci Rabih de dire notre tristesse tout haut.

    Gabriel Sara

    04 h 57, le 24 octobre 2012

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