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Nos Lecteurs ont la Parole

Feu sur les sciences humaines !*

Par Serge GÉLALIAN
Je salue M. Messarra pour son article « Feu les sciences humaines », ou l’âge des manipulateurs. Tout ce qu’il y dit est plus que vrai et bien sûr alarmant pour notre pays qui va déjà à la dérive. Il est surprenant, voire scandaleux, qu’on en soit arrivé là alors que l’université devrait jouer un rôle prépondérant dans la société, surtout sur le plan des sciences humaines. On ne doit donc pas s’étonner que la vocation d’enseignant-chercheur prenne du plomb dans l’aile. À cet égard, je répondrai donc à la question posée dans l’article de M. Messarra : « Quel est donc le but, la finalité des sciences humaines ? »
C’est de relier. Relier dans l’acception morinienne du terme, c’est-à-dire faire de la reliance, celle prônée par Edgar Morin, à savoir : une pensée qui relie en ouvrant, et non plus une pensée qui divise en refermant. Autrement dit, relier les savoirs, les disciplines et tout le reste en un système souple et dynamique. Tout ce qui suit dans cet article est basé sur la pensée d’Edgar Morin.
Côté définition, cela donne ce qui suit :
Contextualiser; cela relève de l’ingenium, cette étrange faculté de l’esprit humain qui est de relier et qui n’est pas un simple instrument de déduction, mais une puissance inépuisable d’innovation (G.-B. Vico).
La reliance nous épargne les navigations cognitives qui vont du réductionnisme qui sépare au holisme qui fusionne ; elle révèle et organise des « patterns » d’interactions possibles par lesquelles les « complexes » nous deviennent assez intelligibles pour que nous puissions agir intentionnellement en « raison gardant ».
Dans les faits, qu’est-ce que la reliance ? Inventée par le sociologue Marcel Bol de Balle puis mise en pratique par Edgar Morin, elle exprime à la fois l’action de relier, de se relier et ses résultats. Elle provient de la systémique (science des systèmes) qui étudie – entre autres – les interactions entre les composants d’un système complexe, lesquelles sont non linéaires et engendrent des boucles de rétroaction, rendant ainsi difficile l‘appréhension d’un système par la seule analyse cartésienne.
« Et on irait où comme ça ? » me diriez-vous.
Un peu plus loin – et même plus – qu’avec la mentalité que dénonce M. Messarra dans son article. Car la reliance est le défi du XXIe siècle parce qu’il faut pouvoir montrer qu’il est possible de répondre aux deux grands défis que l’on devra affronter au 3e millénaire :

1. la globalité avec, d’une part, l’inadéquation aggravée entre un savoir fragmenté et compartimenté entre les différentes disciplines, et, d’autre part, des réalités multidimensionnelles, globales, transnationales ;
2. l’accroissement ininterrompu des savoirs qui rend sans cesse plus difficile l’organisation des connaissances autour des problèmes essentiels.
Il faudra donc pour cela :
1. intégrer les disciplines dans un cadre de pensée qui corresponde aux grands problèmes qui se posent de nos jours (ce cadre existe, c’est les sciences de la complexité) ;
2. faire se communiquer la culture des humanités et la culture scientifique ;
3. régénérer les vertus cognitives et existentielles de la littérature, de la poésie et des arts.
Comment dès lors établir des liens entre les différentes connaissances ?
L’approche traditionnelle porte sur les causes premières par le biais de la méthode analytique : le microscope et le télescope sont des outils qui permettent de disséquer la réalité complexe pour la réduire à des éléments simples ; c’est le réductionnisme. Or, on a découvert que la démarche systémique permet d’organiser les connaissances d’une manière différente et de comprendre non plus seulement par l’analyse, mais aussi par la synthèse. C’est le macroscope de Joël de Rosnay.
La démarche analytique a conduit à un éparpillement des connaissances, à un émiettement des savoirs. à un compartimentage des disciplines. Il nous faut les reconstruire – les relier – afin de mieux les enseigner. Il nous faut donc relier les deux démarches analytique et systémique car elles sont complémentaires, même si elles sont antagonistes. Une connaissance ne semble être mieux acquise et ne devient réellement opérationnelle que si elle fait appel à d’autres connaissances dans le raisonnement et la résolution d’un problème.
Où s’établissent ces liens ? À l’université, bien sûr. C’est l’université qui assure le pont (des connaissances) entre l’école et le monde des entreprises. Ludwig von Bertalanffy, père de la théorie générale du système, notait déjà il y a quelques décennies que le monde de l’éducation traitait les diverses disciplines scientifiques en tant que domaines séparés qui eux-mêmes se subdivisaient en d’autres petits sous-domaines tous déconnectés du reste. Il dénonçait une spécialisation à outrance due à un énorme amas de données, une complication des techniques et des sous-structures au sein de chaque domaine scientifique. « Les scientifiques sont encapsulés dans leur univers privé et il est difficile de prendre langue d’un cocon à un autre », disait-il.
Que faut-il faire alors ? Je laisse la parole au site pedagogeeks (www.pedagogeeks.fr/archives/372/systeme) :
« (...) un savoir encyclopédique n’apporte rien si les liens entre eux ne se font pas. Aujourd’hui, le littéraire, le sociologue doivent s’intéresser aux sciences et à la technologie car elles modifient profondément nos approches sociales. De même, le scientifique doit se préoccuper impérativement d’éthique et de morale. Ou encore, le théologien ou le philosophe ne peut qu’intégrer les réalités du monde physique et biologique pour donner un sens plus juste à la destinée existentielle, humaine des sociétés. (...)
C’est pourquoi l’éducation doit conduire au décloisonnement des savoirs et des connaissances et complexifier notre rapport à ceux-ci (complexifier au sens de : créer les connexions, les interrelations entre les savoirs). Il devient inutile pour l’individu et même dangereux pour les sociétés de se spécialiser et de s’enfermer dans un domaine spécifique.(...)
Sur le plan de la « société humaine », il est devenu important pour celle-ci que les individus qui la composent ne spécialisent pas leurs connaissances et leurs savoir-faire à outrance, mais au contraire s’ouvrent sans complexe à d’autres domaines en réalisant des ponts entre ces différents savoirs.
Voilà, l’essentiel est dit. Il faudrait, à mon humble avis, aboutir à la configuration suivante :
École fExCogUniversité fExCogEntreprise, où ExCo est l’Expert en Connaissances, ce que le monde anglo-saxon nomme les Knowledge Brokers (les courtiers en connaissances) qui assurent les liens entre, d’une part, l’université et l’école, et, d’autre part, l’université et l’entreprise.
Aux gens de bonne volonté d’agir... en raison gardant.

*En écho à M. Antoine Messarra – voir « L’Orient-Le Jour » du jeudi 10 mai 2012
Je salue M. Messarra pour son article « Feu les sciences humaines », ou l’âge des manipulateurs. Tout ce qu’il y dit est plus que vrai et bien sûr alarmant pour notre pays qui va déjà à la dérive. Il est surprenant, voire scandaleux, qu’on en soit arrivé là alors que l’université devrait jouer un rôle prépondérant dans la société, surtout sur le plan des...

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