Rabih Mroué n’y va pas, comme on dit, avec le dos de la cuillère. D’abord parce que son propos direct ne connaît pas les demi-mesures. Ensuite, parce que notre homme sucre son café et le tourne avec, justement, le manche de la cuillère. «C’est plus facile, comme cela», dit-il, en s’amusant de la réaction étonnée de son vis-à-vis. Il y a une bienveillance dans ses yeux que l’on retrouve rarement chez les artistes «engagés». Pas de cynisme, de froideur ou de propos désabusés. Pas de paroles emphatiques, pompeuses ou bêcheuses. Calme, courtois, poli, il se livre avec pudeur, une certaine timidité gênée, même lorsqu’on lui demande sa réaction à l’annonce du prix. «Vous m’en voyez ravi», dit-il en éludant, pressé de passer à un sujet plus confortable. Celui du théâtre, par exemple, cette forme artistique qu’il ne cesse de questionner depuis ses années d’études à l’Université libanaise.
Il est également très prolixe sur la manière dont il fait du théâtre, s’étant affranchi des représentations physiques pour explorer le poids des mots, des textes, de documents visuels. Son théâtre est ainsi né dans l’après-guerre, temps des failles et de la désillusion, où l’on «tente de reconstruire le monde autour de l’homme, celui qui s’exprime comme celui qu’on représente», dit-il. Avec le temps et les explorations diverses, son théâtre s’est transformé. Le public a constaté un retour dans ses œuvres à des formes qui révèlent un rapport au monde individualisé. En mêlant à ses mises en scène des performances et de la vidéo, ses dispositifs scéniques se situent, dans leur forme actuelle, au confluent de la performance et du théâtre. «Mon travail confronte les définitions du théâtre et de la performance, et questionne également l’interactivité du public et du performeur», indique celui qui, dans ses mises en scène, incorpore des éléments informatifs, notamment sur le contexte politique et économique du Liban, conférant à ses pièces une dimension quasi documentaire, utilisant l’autofiction, l’autodérision ou la narration autobiographique comme autant d’outils affichés d’une profonde quête identitaire.
L’artiste est dans son œuvre, sans toutefois y être totalement. Le corps de l’acteur n’est plus celui qui se démène dans tous les sens sur les planches. Il est souvent assis, derrière une tribune, donnant lecture à des documents en papier ou sur ordinateur portable. «C’est la métaphore du corps fatigué, de l’individu au cœur de la société, du système politique.» Parmi ses créations qu’il présente en Europe, aux Etats Unis, au Canada, à Beyrouth, Tunis, Amman ou au Caire, figurent Theater with a Dirty Feet, Looking for a Missing Employee, The Inhabitants, Biokhraphia, Who’s Afraid of Representation, How Nancy Wished et Photo-romance, avec sa compagne de toujours, Lina Saneh. En tant qu’acteur, Rabih Mroué a joué au cinéma dans Beyrouth Fantôme (1998) de Ghassan Salhab, A Perfect Day (2005) ou Je veux voir de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige (2007), entre autres. Entre deux voyages et deux représentations, il prépare une pièce de théâtre pour le Festival d’Avignon 2012, une œuvre qu’il voudrait bien présenter à Beyrouth avant l’étranger, dans la semi-clandestinité comme d’habitude, pour déjouer la censure.
L’artiste met un point d’interrogation sur l’étiquette «théâtre» quand il s’agit de désigner ses œuvres, méticuleusement présentées, hybrides et bousculant tous les codes établis. Proposons une appellation plus révolutionnaire et pixellisée, à l’image de sa dernière création traitant de la révolution syrienne. Alors, Rabih Mroue, trublion du «théâtre 2.0»?
* Ce soir, à 20h, lors d’une cérémonie à l’espace Ashkal Alwane, Jisr el-Wati.