Rechercher
Rechercher

À La Une - L'Orient Littéraire

Trois femmes puissantes

Krikor Beledian retranscrit d’une écriture résolument contemporaine les atmosphères d’une enfance beyrouthine. Partant de la découverte d’une liasse de photos de famille, il retrace l’histoire du peuple arménien dans le pire moment de son existence.

Photo L'Orient Littéraire. D.R.

Lorsqu’on demande à Krikor Beledian s’il accepterait un jour de figurer dans une improbable et idéale anthologie multilingue de la littérature libanaise, il répond immédiatement que oui, et que cela contribuerait à le « réintégrer ». Parce que cet écrivain arménien, qui vit à Paris depuis trente ans, est travaillé par la nostalgie du Liban, le pays où il est né. Quand il vous en parle, ses évocations des parfums, des couleurs et des sons de l’Orient de son enfance sonnent avec une justesse et une poésie extrêmes. Comme tout écrivain de l’exil, Beledian se situe, par son œuvre et sa vie, à la croisée des cultures et des chemins : au sein de la littérature arménienne (et en cette dernière du côté de la littérature de la diaspora) aussi bien que de la littérature libanaise (et au sein de cette dernière dans celle de l’émigration). Né à Beyrouth, « à Karm el-Zeitoun », aime-t-il à préciser, Beledian est actuellement maître de conférence à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) à Paris. Auteur de nombreux travaux sur les lettres arméniennes, il l’est aussi d’une œuvre poétique avant de se tourner vers le roman avec l’élaboration d’un grand cycle dit « autobiographique » encore en chantier. Publié à Paris par un éditeur et mécène arménien, ce cycle est repris dans son intégralité provisoire par un éditeur d’Erevan. Pour les non-arménophones, il est enfin donné à lire à travers la traduction du premier volume, Seuils, publié par les éditions Parenthèses, à Marseille.
 
Seuils (publié en arménien en 1997) est l’histoire de trois femmes, trois Arméniennes de la génération de la dispersion et de l’exil. À chacune est consacrée l’une des trois parties du livre. La première l’est à Elmone la grand-tante du narrateur, dont l’existence sera marquée, après l’errance et l’arrivée au Liban, par la cession de sa superbe fille, Mariam, à un mari inconnu, un cordonnier arménien de Belfort chez qui la jeune fille est envoyée dans l’espoir d’une vie meilleure, mais qui là-bas mourra très vite, on ne sait de quoi, les conjectures allant bon train. La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à Vergine, sœur d’Elmone et grand-mère du narrateur. Femme forte et inflexible, lucide, intraitable et dominatrice, Vergine sera le grand timonier de la sortie de sa famille des terres ancestrales (la double sortie, d’abord en 1915 puis, après un éphémère retour en 1918, la dernière et définitive en 1922). C’est elle qui mènera ses filles en bas âge, sa sœur et sa nièce vers la mer, puis vers la Grèce puis encore vers le Liban, et c’est elle enfin, au bout de cette errance épique et terrifiante, qui installera son monde, se battra contre les velléités de nouvelles dispersions avant d’aller mourir de la tuberculose dans un misérable sanatorium. La troisième partie enfin est consacrée à Antika, la voisine de la famille du narrateur dans le quartier de Karm el-Zeitoun au cours des années cinquante, une très vieille femme vivant dans une misère sans nom et de la charité de son entourage, mais néanmoins figure emblématique du quartier, mémoire de sa fondation et de son quotidien et détentrice en même temps des souvenirs du temps mythique d’avant, du génocide et de l’exil.
 
Ce qui se raconte ainsi tout le long du roman, c’est donc bien l’histoire du peuple arménien dans la première moitié du XXe siècle, c’est-à-dire dans le pire moment de son existence. Et cette histoire est reconstituée selon trois séquences, celle de l’exode et de la lente reconstitution de la diaspora, en l’occurrence au Liban (histoire de Vergine, et par fragments, celle d’Antika), celle des tentations de redispersion et de nouvelles formes d’émigration (histoire d’Elmone et de sa fille Mariam), celle enfin de la stabilisation sur les terres d’accueil, et plus précisément, après la dure période des camps de réfugiés (à Furn el-Chebback ou à La Quarantaine), celle de la constitution des quartiers arméniens de la périphérie de Beyrouth, leur origine, leurs divisions internes, les conflits d’appartenances et surtout le quotidien des hommes et des femmes, leurs bonheurs et leurs soucis (histoire d’Antika). Que tout cela soit conté à travers de si belles figures féminines n’est peut-être pas fortuit. D’abord parce que la mémoire souvent se transmet par les femmes, et aussi parce qu’au moment de la dispersion du peuple arménien, beaucoup d’homme étant morts, ce sont les femmes qui ont porté leurs enfants, qui ont marché et travaillé dans l’humiliation et la souffrance pour atteindre enfin des lieux un peu plus cléments, et ce sont elles par conséquent qui auront conservé et transmis le souvenir de l’horreur et la nostalgie incompréhensible pour un pays lentement devenu mythique et sans plus grand rapport avec le pays réel d’aujourd’hui.
 
Cela dit, Seuils ne se construit nullement de manière chronologique. Dans les deux premières parties, le narrateur procède à la résurrection du passé selon un itinéraire particulier, par l’arpentage des archives photographiques de la famille, du petit fonds de photos conservées et qui pourtant ne montrent que des visages et des postures convenues. Mais en déchiffrant ces visages, leurs regards, leurs attitudes, les dates tracées sur leur verso, en les situant dans une sorte de chronologie probable, en les interprétant, soutenu en cela par les propos de sa propre mère et par sa voix de récitante dont il excelle à décrire les modulations infinies, le narrateur reconstitue les épreuves passées, comble les vides, élabore des conjectures, tout en refusant explicitement d’inventer ou d’imaginer des scénarios là où les lacunes sont trop grandes, ou de donner trop de lyrisme à ses évocations. Cela pousse forcément le romancier à inventer pour son récit des procédés et des formes inédites qui font la puissance et la saveur singulière de ce livre. Il y déploie le texte par vagues successives, par détours et magistrales digressions, fait varier les rythmes et les tempos, suspend fréquemment la phrase et la reprend dans une ample et souple respiration, revient sans cesse comme la brodeuse sur ses motifs, mais sans ressassement, tout cela conduisant à un sommet de paisible grandeur dans la troisième partie, qui se base désormais sur les souvenirs d’enfance pour dessiner le portrait de la vielle Antika et du quartier dont elle est l’âme.
 
Par ses choix esthétiques et par cette entreprise de reconstitution d’un récit de filiation, Krikor Beledian se situe évidemment dans ce qui s’écrit de plus moderne et de plus fort au sein de la littérature européenne aujourd’hui. Mais par son écriture, le romancier arménien élargit aussi les horizons et les formes de la littérature contemporaine. En les mettant de surcroît au service de l’histoire d’un peuple et de son épopée tragique, il apparaît indubitablement comme un des grands écrivains de notre temps.
 
 
BIBLIOGRAPHIE
 
Seuils de Krikor Beledian, traduit de l’arménien par Sonia Bekmezian, éditions Parenthèses, 2011, 258 p.
 

 

Retrouvez l'intégralité de L'Orient Littéraire, en cliquant ici

Lorsqu’on demande à Krikor Beledian s’il accepterait un jour de figurer dans une improbable et idéale anthologie multilingue de la littérature libanaise, il répond immédiatement que oui, et que cela contribuerait à le « réintégrer ». Parce que cet écrivain arménien, qui vit à Paris depuis trente ans, est travaillé par la nostalgie du Liban, le pays où il est né. Quand il vous en parle, ses évocations des parfums, des couleurs et des sons de l’Orient de son enfance sonnent avec une justesse et une poésie extrêmes. Comme tout écrivain de l’exil, Beledian se situe, par son œuvre et sa vie, à la croisée des cultures et des chemins : au sein de la littérature arménienne (et en cette dernière du côté de la littérature de la diaspora) aussi bien que de la littérature libanaise (et au sein de cette...
commentaires (0) Commenter

Commentaires (0)

Retour en haut