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Abou Kim

Au pays d’où je viens (qui est en fait une grosse bourgade, mais tellement insulaire qu’elle en est une bulle hors du temps), au pays d’où je viens donc, on prend les morts à témoin, qu’il s’agisse de jurer ou d’injurier. Par la vie de tes morts (sic !), par la paix de tes morts, par la grâce de tes morts ; ou bien, qu’ils soient maudits, tes morts, que leur âme soit enterrée avec le reste. De tous les slogans scandés dans les révolutions arabes, sans doute le plus puissant à mes yeux est celui qui s’en prend à l’âme des tyrans, avec l’accent de Homs. « Yelaan rohak »... damnée soit ton âme. Sans doute est-ce un blasphème courant, comme ceux qui résonnent encore dans les ruelles de mon village, mais dans ce contexte, on y entend bien plus qu’une injure : un anathème. Par ces mots, non seulement le despote est exclu de la cité, mais il se voit refuser avant la mort le repos éternel.
Par ces mots, le peuple, en un sens, investi d’une mission sacrée, délivre la sentence du jugement dernier. Le peuple tout à coup détient les clés du paradis. Il les fait tinter aux oreilles du régime qui le persécute. À l’évidence le parti qui, il y a quarante ans, a fait vibrer les gens à coups de fierté nationale et de parades militaires subit un désamour aussi brutal qu’inattendu. Quand la Tunisie était en ébullition et que la contagion gagnait le voisinage, à Beyrouth, on n’aurait pas parié un kopeck sur un printemps syrien. Que s’est-il passé ? La mort de Hafez el-Assad ? Bachar, frais émoulu des CHU de Londres, a-t-il pavé son propre enfer avec des intentions trop bonnes pour être vraies, des promesses hâtives qu’il ignorait encore ne pas pouvoir tenir ? Le retrait du Liban ?
On peut se demander surtout si la fièvre religieuse qui s’est emparée de ce XXIe siècle – destiné à ne pas « être » sans elle, selon la prophétie de Malraux, n’a pas contribué à renvoyer à leur médiocrité terrestre tous ces autocrates qui avaient droit de vie et de mort sur leurs sujets. Il n’y aura plus de dieu que Dieu.
En Corée du Nord, par contre, on assiste à l’accession au pouvoir du 3e Kim du nom. Kim Jong-un, fils de Kim Jong-il, petit-fils de Kim Il-sung. Kim Jong-il serait mort de « surmenage pour sa patrie ». Selon sa biographie officielle, il marchait déjà à l’âge de trois semaines. Il aurait écrit 1 500 livres et six opéras et peut-être même inventé le hamburger. Une chose est sûre, il avait le même goût de chiotte que tout vulgaire dictateur. Mais le peuple misérable qu’il laisse est dans un désarroi affligeant. Infantilisés, les Coréens du Nord sanglotent comme des orphelins. Eux ne le diront pas. Mais le brillant Ziad Majed, politologue et activiste des droits de l’homme, leur tend la perche : « Eh Yelaan rohak, Abou Kim. »
Au pays d’où je viens (qui est en fait une grosse bourgade, mais tellement insulaire qu’elle en est une bulle hors du temps), au pays d’où je viens donc, on prend les morts à témoin, qu’il s’agisse de jurer ou d’injurier. Par la vie de tes morts (sic !), par la paix de tes morts, par la grâce de tes morts ; ou bien, qu’ils soient maudits, tes morts, que leur âme soit enterrée...
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