Intellectuels, journalistes et universitaires peuvent ergoter longtemps sur ce plan, à coups de moult arguments et contre-arguments. Mais parfois les faits parlent d’eux-mêmes et sont suffisamment éloquents en la matière. Dans le cas spécifique de l’Irak, à titre d’exemple, force est de reconnaître que sans l’intervention des troupes américaines et britanniques, enclenchée le 20 mars 2003 dans le cadre de l’opération « Liberté pour l’Irak », Saddam Hussein ou l’un de ses fils serait aujourd’hui en toute vraisemblance toujours au pouvoir. Est-il besoin de rappeler ce que le régime du dictateur irakien signifiait en termes de comportement autocratique, de répression sanglante, de massacres et d’atteintes sauvages aux libertés publiques et individuelles les plus élémentaires ?
Certes, cette intervention américano-britannique a provoqué, au fil des ans, des dizaines de milliers de morts au sein de la population civile (le bilan varie fortement selon les sources). Les attentats terroristes meurtriers se sont multipliés, visant chacune des principales communautés du pays. La boîte de Pandore confessionnelle a été grandement ouverte et la mise en place d’un nouvel équilibre politico-communautaire se fait, jusqu’à présent, dans des conditions particulièrement dangereuses et pénibles. Mais fallait-il pour autant maintenir en place une tyrannie implacable et sanguinaire qui figeait l’Irak pendant de longues décennies dans une situation condamnant les Irakiens à demeurer otages d’un clan familial et mafieux sans foi ni loi ? Lorsqu’une personne malade souffre de maux chroniques et de sérieux dysfonctionnements de son organisme qui ne peuvent être traités que par une intervention chirurgicale, faut-il s’opposer à l’opération sous prétexte qu’elle entraîne des risques, des souffrances, des hémorragies et des effets secondaires ?
D’aucuns, affichant un cynisme outrageant doublé d’une mauvaise foi répugnante, contestent dans ce cadre le principe même d’une « intervention étrangère » et se plaisent à prôner plutôt un « dialogue interne » pour trouver une issue à la crise née des soulèvements populaires. Tel est le cas principalement, à titre d’exemple, de la Russie qui n’a cessé au cours des derniers mois de faire obstruction à toute attitude internationale ferme à l’égard du régime syrien, allant même jusqu’à afficher son opposition aux sanctions prises par les instances arabes et occidentales contre le pouvoir baassiste. Or, sous couvert du rejet du principe du « droit d’ingérence », une telle ligne de conduite russe rend Moscou coupable non seulement de non-assistance à personne en danger, mais surtout de complicité de meurtre. Cette conduite russe et ce refus de toute « ingérence » permettent en effet aux unités « régulières » et aux « chabbiha » de Bachar el-Assad de poursuivre impunément leur répression au quotidien et leurs massacres systématiques dans les localités périphériques syriennes, faisant régulièrement entre une vingtaine et une trentaine de tués civils chaque jour... Car force est de relever que tant qu’il n’est pas lui-même mis au pas sous l’effet d’une quelconque intervention étrangère, le régime en place sur les bords du Barada n’a absolument aucun scrupule à aller de l’avant, indéfiniment, dans son entreprise funeste de répression sanglante, sans sourciller un instant sur le bilan des victimes civiles.
Comble du cynisme, ce recours à la logique du « tout sécuritaire » est justifié par une prétendue volonté d’éviter le chaos, l’engrenage de la déstabilisation chronique et le risque de la montée en puissance des courants extrémistes. Autant dire que l’on opte, pour écarter un tel spectre, pour le maintien de pouvoirs tyranniques, mafieux et claniques qui figent les sociétés dont ils prétendent être en charge dans un obscurantisme moyenâgeux. Admettre une telle logique revient à dire, par exemple, que la Révolution française ou même la guerre de Sécession n’auraient pas dû avoir lieu. L’histoire des pays les plus développés est en effet riche en exemples de révolutions, d’insurrections ou même de guerres qui ont fait évoluer la conjoncture du moment vers davantage de démocratie, de respect des libertés publiques et de bien-être social, mais qui ont été immanquablement accompagnées, avant d’atteindre cet état d’équilibre, de longues périodes d’instabilité, de violentes luttes intestines et parfois de chaos généralisé.
Dans une perspective historique, c’est le résultat final qui importe, et c’est donc sur base d’une vision à long terme qu’il faut juger les bouleversements qui modifient la marche de l’histoire. Cela s’applique, on l’aura deviné, au cas particulier du printemps arabe, plus spécifiquement – pour l’heure – aux situations actuelles de l’Égypte, de la Tunisie, de la Libye, du Yémen et de la Syrie.
Certes, dans tous ces pays les soulèvements populaires entraînent une montée en flèche des courants islamistes, ce qui ravive de profondes appréhensions exprimées dans divers milieux aussi bien locaux qu’au plan régional. À l’évidence, les dangers de l’émergence de nouveaux régimes extrémistes, qui risqueraient d’être tout aussi totalitaires que les dirigeants évincés du pouvoir, sont réels et nullement négligeables. Mais il faut aussi reconnaître que ces courants extrémistes tirent aujourd’hui les dividendes d’une répression systématique orchestrée contre eux quarante ans durant par les dictatures militaires au nom de la lutte contre l’islamisme, ce qui constitue un facteur de légitimation sur le mode victimaire, considérable aux yeux du peuple – on en sait d’ailleurs quelque chose au Liban. En outre, les courants islamistes tablent sur la division, la dispersion et la mollesse du courant démocrate-libéral, qui, à l’échelle du monde arabe tout entier, a encore du mal à sortir de sa léthargie, à prendre conscience des enjeux de la bataille à venir et à s’organiser lui aussi.
Il reste à savoir combien de temps « l’âge d’or » des islamistes durera, une fois investis de responsabilités réelles, celles de diriger un État au plan politique, économique et social. Car l’aboutissement immédiat des soulèvements populaires ne constitue nullement dans les pays concernés une fin quelconque de l’histoire. Mais bien au contraire un ferme coup de pied dans la fourmilière, qui a enclenché une dynamique historique et sociopolitique nouvelle permettant de sortir le monde arabe de l’état de léthargie dans lequel il était enfermé depuis des décennies. Or qui dit dynamique dit espoir, au moins, en des jours meilleurs. Un espoir que ne cessaient de balayer d’un coup de main les clans sectaires et familiaux qui s’accrochaient ou qui continuent de s’accrocher désespérément au pouvoir en feignant d’oublier que nous sommes déjà, il faut l’admettre, au vingt et unième siècle. Et non pas au Moyen Âge...
La question de droit ne se pose même pas, nous sommes tous conscients que les ingérences et interventions militaires étrangères n'ont lieu que par intérêt et en fonction de la puissance de la cible, et ce en s'octroyant tous les droits, qu'ils existent ou pas. Cet article n'est qu'un constat de la réalité, on tourne un peu autour du pot et les questions posées restent ouvertes étant sans cesse reformulées sans y trouver de réponses.
06 h 27, le 20 décembre 2011