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Nos Lecteurs ont la Parole - Les échos de l’agora

Les chairs sanglantes des droits humains

Depuis son éclosion, ce printemps arabe ne cesse de nous surprendre. Quand, à ses débuts, les observateurs visionnaires et lucides avaient compris que les peuples arabo-musulmans s’insurgeaient contre la dictature de régimes autocratiques, mais aussi contre celle de l’islamisme politique ultraradical, personne n’a voulu les croire. La deuxième phase du printemps égyptien vient démontrer qu’une lame de fond est en train de balayer l’imaginaire de ces peuples et qu’on en sentira les effets durant des générations. Nous venons d’entrer dans une zone de turbulences qui remet sur le tapis non seulement une vision standardisée du monde, mais aussi un grand nombre de représentations enfouies dans l’inconscient des peuples.
Le printemps syrien est, à cet égard, un authentique traité d’anthropologie. Il étale devant nos yeux des conceptions profondément enracinées dans l’imagination des peuples de ce Levant qu’on appelle aussi Croissant fertile.
Malgré la censure, en dépit de l’absence de médias extérieurs, nous sommes noyés sous un déluge d’images en provenance de Syrie. Un trait commun les caractérise : le spectacle des chairs meurtries, des corps ensanglantés, broyés, suppliciés, mutilés, de cadavres profanés ; sans compter le caractère révoltant du traitement infligé à ces hommes réduits au statut de bêtes de somme qu’on mène à l’abattoir.
Certes, la violence et la barbarie de la torture ou de l’acharnement sur le corps n’est pas une spécialité du régime syrien, loin de là. Mais ce qui est remarquable, c’est le rapport à la chair qui se révèle à travers les images venues de Syrie. Ces images sont épouvantables dans leur horreur. Mais pourquoi, diable, on insiste tellement à nous les montrer ? Comment se fait-il que les événements de Syrie prennent une telle tournure charnelle qui n’est pas sans rappeler le réalisme crû de l’apôtre Thomas qui disait : « Je ne croirais à la réalité de la résurrection de Jésus que quand je plongerai mon doigt dans Ses plaies. »
On dirait que les caméras des reporters-amateurs syriens jouent à l’apôtre Thomas ou, encore, à l’anatomiste. Elles insistent à nous disséquer, par le détail, les mille et une meurtrissures infligées, par les autorités répressives, à la chair du peuple. On veut nous montrer longuement les meurtrissures subies. L’image est plus « anatomique » que « doloriste ». Elle insiste plus sur la vision des stigmates de souffrances endurées que sur la douleur des vivants face à ce spectacle, leurs lamentations, leurs larmes et leurs thrènes funèbres. Que signifie donc ce rapport à la chair ? Et pourquoi est-il ce qu’il est ?

Les images syriennes seraient-elles porteuses d’un message inconscient qu’on peut résumer ainsi : « la chair est le lieu où la parole se manifeste ». Si tel est le cas, ces images d’un réalisme crû nous seraient un écho qui vient de loin, de très loin, des vieilles querelles, d’une violence inouïe entre le IV et le VIII siècles, sur le statut du corps du Christ dans l’Incarnation. L’école dite syrienne, ou d’Antioche, se distinguait par son réalisme charnel face à l’idéalisme et au rationalisme de la tradition gréco-latine. Romain le Mélode, un hymnographe originaire de Homs, fait dire à l’ange Gabriel face à Marie : « Je tremble quand je vois ce qui s’écrit dans tes entrailles quand j’énonce mes paroles. » Quel message cherchent donc à transmettre ces images épouvantables que nous voyons ?
Du côté du bourreau, l’acharnement sur la chair traduit le déni de tout statut : « Tu vois, tu n’es pour moi qu’un tas de viande dont je peux user à ma guise. » Et pourtant, un tel avertissement n’est pas de nature à dissuader les insurgés qui sortent dans la rue sachant pertinemment quel sort les attend. Le courage de ces insurgés est un cri hurlé à la face du monde : « Ceci est mon corps, ceci c’est moi, je suis mon corps, etc. »
L’homme ordinaire de Homs, de Deraa ou d’ailleurs n’est pas un héros de tragédie victime d’un destin qui le dépasse et face auquel il se résigne et se laisse tuer. Cet homme écrit, par son corps meurtri, sa propre histoire en affirmant, avec le réalisme charnel typique de l’école syrienne, que sa chair même est le lieu originel, la terre fertile où s’enracinent ses droits les plus fondamentaux.
En étalant ces images « anatomiques », les caméras-
amateurs syriennes proclament charnellement ce que proclame le préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme : « Tous les hommes naissent égaux en droit et en dignité. »

Depuis son éclosion, ce printemps arabe ne cesse de nous surprendre. Quand, à ses débuts, les observateurs visionnaires et lucides avaient compris que les peuples arabo-musulmans s’insurgeaient contre la dictature de régimes autocratiques, mais aussi contre celle de l’islamisme politique ultraradical, personne n’a voulu les croire. La deuxième phase du printemps égyptien...

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