On connaîtra dans les heures à venir les résultats définitifs et officiels d’une consultation qui a mobilisé plus de sept millions de citoyens investis d’une lourde responsabilité : choisir parmi 11 686 candidats répartis sur 1 517 listes soutenues par près de 80 partis et quelques indépendants les membres d’une Assemblée constituante qui désignera à son tour un gouvernement provisoire et fixera la date des législatives et de la présidentielle. Mais d’ores et déjà force est de constater combien admirable à bien des égards aura été la leçon donnée à tous ces pays où l’on ambitionne d’accéder enfin à la démocratie.
Leader d’un parti islamiste, Ennahda, donné grand vainqueur, mais pas majoritaire, par tous les sondages dès la fermeture des bureaux de vote, Rached Ghannouchi a pris des engagements qui laissent prudemment sceptique : pas d’instauration de la charia, respect de la modernité, refus d’imposer la polygamie et le port du voile, adoption des grands principes libéraux... Voilà de quoi rassurer tous ceux qui craignent de voir le pays revenir à l’ère antebourguibienne, quand tout était encore à faire. Voilà aussi qui devrait constituer matière à réflexion pour les dirigeants de la Libye voisine où, semble-t-il, l’on se prépare à entrer dans le Moyen Âge après avoir connu l’âge de pierre sous Mouammar Kadhafi.
C’est qu’il y a eu, avant le jour J, tant de rumeurs, folles et incontrôlables, sur l’« argent sale » – disons politique, pour rester poli – qui aurait joué un rôle-clé lors de la campagne électorale. Des sommes colossales ont été engagées. Leur provenance ? Les doigts accusateurs convergent vers le Golfe, sans autre précision sinon sur l’identité des bénéficiaires de cette manne : la formation islamiste de Ghannouchi qui, très tôt, a entrepris d’ouvrir des bureaux aux quatre coins du territoire national, de multiplier les publications les plus diverses pour faire connaître son programme d’action, d’organiser des « multimariages », de procéder à des distributions de vivres dans les zones rurales. Il y a encore les millions fournis par Slim Riahi, un richissime Tunisien ayant fait fortune à Tripoli et qui, revenu au pays, avait créé l’Union patriotique libre, une formation du « centre-centre », disent ses lieutenants, à l’idéologie pour le moins floue et dont le candidat le plus en vue est l’ancien footballeur Chucri Waa. Interrogé, l’homme de la rue reconnaît son incapacité à expliquer les raisons d’une telle générosité et se contente d’un haussement d’épaules fataliste. Troisième source de financement plus ou moins occulte : l’ancien régime dont les fidèles, encore nombreux, rêvent d’un retour sur le devant de la scène à travers une multitude de partis qui surfent sur la vague démocratique.
Résignés, les Tunisiens estiment que la normalisation est, aussi, à ce prix. Sous prétexte qu’il est désormais impossible d’en prédire l’issue, une consultation populaire, estiment-ils, ne devrait pas constituer une source de crainte pour l’avenir. Le message est clair, lancé en direction du gouvernement provisoire qui avait tenté en septembre d’organiser un référendum sur la durée du mandat de l’Assemblée constituante et ses prérogatives avant de battre en retraite devant la montée de la colère populaire. Son chef, Caïd Essebsi, n’a pas désarmé, exprimant le souhait de demeurer au sein du cabinet à venir, « peut-être même en tant que Premier ministre », avait-il confié au New York Times. Pour continuer sans doute à servir la République et les citoyens...
Il convient de reconnaître qu’il y a tant à faire, plus de neuf mois après la fuite de Zine el-Abedine Ben Ali, à commencer par le désamorçage des bombes à retardement laissées par les hommes de l’ancien régime dont la moins dangereuse n’est certes pas la réforme du ministère de la Justice, toujours tenu par ceux-là qui l’avait mis en coupe réglée. Le succès des autres révolutions en cours ou à venir en dépend. Mais là, mesurons notre optimisme et contentons-nous de croiser les doigts.