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Couverture spéciale de la révolte en Libye - Le point

La difficile normalisation

Passer en 1969 de l’ère tribale à la tyrannie mégalomaniaque fut relativement aisé, ultrarapide en tout cas. Après tout, un chef de groupe humain, qu’est-ce sinon un dictateur qui ne veut pas dire son nom – et vice versa. Pour la Libye, ce qui s’annonce difficile, c’est le passage à la démocratie, quarante-deux ans après une longue période d’un kadhafisme dont on n’a même pas commencé à évaluer les dégâts qu’il laisse derrière lui. La tâche promet d’être d’autant plus ardue que le Conseil national de transition est loin de former un bloc homogène au sein duquel aucune voix discordante ne se fait entendre.
On attend encore les conclusions d’une enquête (au fait, y en a-t-il eu ?) sur le mystérieux assassinat, le 28 juillet dernier, du général Abdel Fattah Younès, abattu à Benghazi où il venait d’être convoqué par les leaders de l’opposition. Cet ancien pilier du régime – il fut longtemps ministre de l’Intérieur – n’avait pas eu trop de scrupules, semble-t-il, à se rallier à ceux que, la veille encore, il combattait. Membres du CNT, Moustapha Abdel Jalil et Ali el-Issawi, aujourd’hui farouches détracteurs du régime, figurèrent longtemps parmi ses plus ardents piliers, le premier en qualité de ministre de la Justice, le second en tant qu’ambassadeur après avoir occupé le poste de secrétaire du Comité général du peuple. L’actuel chef du gouvernement provisoire, Mahmoud Jibril, a dirigé à partir de 2007 et jusqu’aux premiers mois de l’année en cours l’Organisme national de développement, responsable du programme de privatisation et de libéralisation décidé par Kadhafi après sa conversion à l’économie de marché. Ce champion de la mutation politique effectue présentement une tournée euro-américaine pour obtenir le déblocage des avoirs de son pays à l’étranger, soit, en chiffres, la coquette somme de 168 milliards de dollars auxquels viennent s’ajouter 144 tonnes métriques d’or.
Il faut espérer qu’un jour, pas trop lointain, se dissipera le mystère qui continue pour l’instant d’entourer la brusque conversion de ces hommes hier « pro », aujourd’hui « anti ». Dès lors, on voit mal comment la machine péniblement mise en place par la rébellion pourra avancer sans trop de grincements, surtout que des couacs sont apparus au cours des dernières quarante-huit heures. On savait déjà que la vieille rivalité Benghazi (Est)-Tripoli (Ouest) représentait un risque qu’il convient de ne pas minimiser. Ce que l’on découvre aujourd’hui, c’est que l’état de la sécurité laisse à désirer et que se multiplient les cafouillages. Seif el-Islam Kadhafi, que l’on disait prisonnier, paradait mardi dans les rues de la capitale, entouré de groupes de partisans armés jusqu’aux dents. L’annonce de sa fausse arrestation ? Pour Jibril, il s’agissait d’une ruse qui a eu pour effet de pousser une trentaine d’officiers et de soldats à faire défection, facilitant ainsi la prise de Bab el-Azizia. Dans une évidente volonté de mieux faire, le porte-parole des nouveaux maîtres du pays prétend qu’une autre conséquence de cette manœuvre a été la reconnaissance du nouveau régime par onze pays.
Pendant qu’à l’intérieur de ce qui fut un palais et dont il ne reste que des décombres, des jeunes s’approprient les vestiges d’un dérisoire passé et posent devant les caméras des chaînes de télévision du monde entier, l’intéressé, lui, refait surface dans les médias, appelant ses concitoyens à « nettoyer » la ville des « rats » qui l’infestent, affirmant s’être promené incognito la veille parmi les habitants et révélant avoir quitté son quartier général « pour des raisons tactiques ». Autant de signes qui pousse un éditorialiste américain à noter que « l’omniprésent leader est soudainement devenu introuvable » et à exprimer la crainte que des jours sombres pourraient attendre le peuple libyen.
Oui, encore plus qu’à Tunis ou au Caire, les lendemains de la révolution ne s’annoncent pas sous les meilleurs auspices. On ignore toujours qui assumera le rôle de chef incontesté, quelle sera la composition du gouvernement, comment pourront être maîtrisés les abus au niveau de la rue et s’ils ne risquent pas de déboucher sur des affrontements entre bandes rivales, enfin si les grandes villes ne vont pas être le théâtre de chasses aux fidèles de l’ancien homme fort.
Mardi à Washington, un membre de l’administration a lâché cette petite phrase lourde de sous-entendus à propos d’Abdel Jalil : « Certes, il n’est pas parfait, mais tout le monde se consacre à ce qui, ces temps-ci, nous tient le plus à cœur, éviter un bain de sang. » Une fois surmontée cette hantise, il restera à mettre en place un appareil étatique, à rétablir les services publics, à contrôler une économie basée sur la formidable richesse pétrolière, à gérer la situation qui naîtra après la levée des sanctions internationales, à esquisser les premiers pas sur la voie de la démocratie. Et cette dernière mission ne sera pas la plus facile pour une Libye qui, à travers les millénaires, a subi successivement les présences grecque, romaine, byzantine, arabe, ottomane, italienne, puis la dynastie des Senoussi et enfin la pesante férule du « akh » Mouammar. L’apprentissage, il faut le craindre, sera long.
Passer en 1969 de l’ère tribale à la tyrannie mégalomaniaque fut relativement aisé, ultrarapide en tout cas. Après tout, un chef de groupe humain, qu’est-ce sinon un dictateur qui ne veut pas dire son nom – et vice versa. Pour la Libye, ce qui s’annonce difficile, c’est le passage à la démocratie, quarante-deux ans après une longue période d’un kadhafisme dont on n’a même...