Rechercher
Rechercher

Nos Lecteurs ont la Parole

La chirurgie esthétique au Liban, un système sociopolitique en miroir ?

Zeina ZERBÉ
Modeler la face par impossibilité de modeler le fond deviendrait l'unique acharnement des différents partis politiques et factions sociales libanaises depuis déjà vingt ans ; fin officielle, mais non officieuse de la guerre civile, des haines tapies, des meurtres, des assassinats, des kidnappings, des tortures subies, des défigurations, qu'aucune histoire reconnue et validée nationalement et internationalement ne met en mots. Des mots nécessaires pour calmer les esprits, rendre justice et faire éclater le tabou du non-dit qui rend fou, qui maintient les cadavres enterrés dans des placards où les citoyens choisissent leurs habits pour sortir vivre, danser et séduire.
La chirurgie plastique a commencé à connaître son essor dans le monde pendant la Seconde Guerre mondiale et au Liban, tout au long de la guerre pour réparer les corps et les visages mutilés des soldats, des miliciens et des citoyens confrontés aux éclats d'obus et de mitraillettes. Ainsi, le but premier de la chirurgie esthétique était d'endiguer les dégâts physiques, de rendre humain ce qui déshumanise, de reconstituer un corps qui, si conservé meurtri, va pousser les autres à se confronter à l'horreur de la défiguration, de l'impensable, de l'inqualifiable sans aucune fuite possible dans le refoulement et l'oubli.
Cependant, cette opération de la défiguration a négligé la souffrance qui saigne, tapie au fond de ce citoyen, soldat ou milicien, victime d'un traumatisme de guerre, en proie à un éclatement psychologique intérieur, miroir d'un éclatement de la loi. La haine confessionnelle témoignant de la fragilité de l'identitaire est devenue donc agie et a entraîné l'individu dans le chaotique d'un primaire grégaire qui l'a poussé vers la destruction et l'autodestruction. Cette chirurgie esthétique, sous le couvert du besoin de réparation, aurait donc veillé soigneusement à étouffer la parole qui permet de mettre les actes en mots et de faire accéder le pulsionnel qui a réduit la guerre à la symbolisation de la pensée. Le travail d'élaboration psychique nécessaire au travail du vécu traumatique aurait donc été balancé vers un déni collectif pathologique où le seul mode désormais possible au « bon » fonctionnement sociétal serait l'oubli, dans un agir compulsif, pour modeler la face.
Ce modelage de la face est ainsi pratiqué tous les jours par des politiciens qui sont élus pour leur appartenance religieuse et confessionnelle et qui occupent des postes par agrippement identitaire sous le couvert de l'ouverture à l'autre, du combat contre la discrimination, dans une angoisse et un souci permanents de maquiller la haine de l'autre, qu'ils ont de plus en plus de mal à étouffer. Ils se retrouvent donc incapables de la canaliser et s'acharnent à la démentir derrière des sourires brillants de façade, des poignées de main, des faux discours qui rassurent temporairement les citoyens sans jamais les apaiser.
Ainsi, c'est sous l'emprise de ce passé-présent quasi éclaté, mais dénié, renvoyé par les politiciens, que les
citoyens, en miroir, s'acharnent pour vivre. Mais à vivre quoi ? Cette même face, la face du tout va bien qui cache toutes les fragilités des assises narcissiques personnelles. Les défaillances physiques du corps et du visage deviennent alors tellement intolérables qu'elles peuvent être assumées. À défaut de pouvoir écrire leur histoire personnelle et familiale pour travailler les lacunes des premiers liens qui ont interféré dans la bonne construction de l'image du corps, donc d'un Moi solide, les individus vivraient enveloppés d'un faux self, qui devient de plus en plus faux au fur et à mesure des changements opérés, suite à l'exécution de commandes d'un corps sur mesure, séduisant et séducteur sur demande.
Ces commandes, agencées par différentes interventions chirurgicales esthétiques, sont exécutées par des médecins complices de la fabrication de ces faux Moi. La demande du patient n'est ainsi pas profondément évaluée psychologiquement et le sentiment d'étrangeté qui jaillit après, face à ce corps nouveau, entraînant parfois des moments de perte de repères importants, n'est pas contenu psychologiquement. Le corps devient dès lors et à jamais, victime, dans les cas les plus pathologiques, de remodelages successifs dans un souci de perfection jamais atteinte, souvent vite affaissée, vite retravaillée, au point de la folie, de l'épuisement pour remodeler l'image de soi et fuir pour toujours le fond, ce fond de passé, de souffrance et de carence narcissique première.
Ainsi, pas à pas, politiciens et citoyens déambulent dans un souci conjoint de dénier à tout prix le passé, de reconduire les mutilations, dans un acharnement à ne pas reconnaître l'histoire du pays ou l'image du corps propre, peu importe. La haine est transfigurée, le déni régit alors les joues, les nez, les lèvres, les corps, les cheveux et les ongles des personnes. Les discours politiques sont applaudis, les leaders acclamés ; les boîtes de nuit regorgent d'une séduction collective refaite à coups de botox, de silicone et de lifting dans un paraître physique nécessairement trop brillant...
Trop brillant pour nous faire oublier que c'est du clinquant, que la dépression mortifère est tapie et que les prises de conscience, si elles adviennent un jour, pourraient éventuellement conduire à des décompensations psychologiques massives qui engageront le pronostic vital du pays et de ses citoyens.

Zeina ZERBÉ
Psychologue clinicienne, psychothérapeute

Modeler la face par impossibilité de modeler le fond deviendrait l'unique acharnement des différents partis politiques et factions sociales libanaises depuis déjà vingt ans ; fin officielle, mais non officieuse de la guerre civile, des haines tapies, des meurtres, des assassinats, des kidnappings, des tortures subies, des défigurations, qu'aucune histoire reconnue et validée...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut