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Nos Lecteurs ont la Parole

Conte d’automne

Par Rafic BOUSTANI
Sherlock Holmes est venu le mois passé au Liban. Vous ne l'avez pas appris ? Ce fut pourtant révélé dans les documents secrets du département d'État diffusé sur le web par WikiLeaks. Après avoir fait appel aux plus grands experts internationaux pour trouver une solution aux incendies qui dévastent nos forêts et transforment nos belles montagnes en amas de ronces et de troncs centenaires calcinés, après avoir engagé les plus fins limiers de Scotland Yard pour débusquer d'éventuels pyromanes (ou des chasseurs et promeneurs inconscients) à l'origine de ces feux à répétition, après s'être équipé des hélicoptères les plus performants, après avoir renforcé les équipes de la Défense civile, force fut de se rendre à l'évidence : on avait tout essayé et on était loin du but. Encore plus alarmant : d'année en année, les incendies ravageaient de plus grandes surfaces et, l'érosion aidant, notre beau Liban devrait ressembler en moins d'une génération aux monts pelés du Sinaï !
C'est en désespoir de cause qu'on fit donc appel à Sherlock Holmes, l'arrière-petit-fils du héros de Sir Conan Doyle. Il porte le même prénom, fume lui aussi la pipe et, comme le premier de la dynastie, il s'en va toujours fouiller dans les endroits où l'on ne l'attend pas. Pour preuve, son enquête a débuté dans... les cafés de village, éclairés au néon, où l'on fume le narguilé entre hommes. Le voyant jouer des journées entières au trictrac avec les vieux villageois, ses garde du corps se demandèrent si l'Anglais avait bien compris ce qu'on attendait de lui ou s'il était uniquement venu au Liban pour se perfectionner au backgammon. Même le Dr Watson (lui aussi arrière-petit-fils de l'original) qui l'accompagne toujours dans ses déplacements s'inquiétait de cette perte de temps.
- « Détrompez-vous mon cher Watson, je n'ai pas perdu mon temps. J'ai beaucoup appris en causant avec mes partenaires de jeux. Ils m'ont tous confirmé que les forêts libanaises connaissaient depuis la nuit des temps des incendies en été, particulièrement en début d'automne quand la terre est sèche et que se prépare la récolte d'olives, en fauchant et brûlant la broussaille autour des champs. Il n'y avait ni hélicoptère ni Défense civile avant-guerre. Il suffisait que la cloche de l'église ou l'appel du muezzin alertent les gens du village pour que hommes, femmes, vieillards et enfants accourent pour éteindre le feu en tapant sur les flammes avec de longues branches vertes et mouillées. Ça brûlait une pinède par-ci, un verger par-là. Jamais le sinistre ne s'étendait sur des centaines d'hectares comme aujourd'hui. »
Et quand le Dr Watson fit observer à son collègue que la modernité émoussait les liens sociaux à l'intérieur des collectivités villageoises et qu'on ne pouvait pas reculer les aiguilles du temps, Holmes acquiesça : « Affirmatif my friend, rendons-nous à présent sur les lieux du crime. »
Et c'est ainsi qu'on vit le fameux détective fouiller, loupe à la main, dans les coins et les recoins des zones sinistrées à la recherche du moindre indice pouvant expliquer les causes des feux et leur ampleur. Soudain, Holmes demanda qu'on lui fournisse une pioche et un râteau.
- « Pensez-vous trouver un quelconque trésor enfoui sous la rocaille ? Vos coups de pioche sont aussi précis que ceux d'un archéologue défrichant les quelques mètres le séparant de la tombe de Néfertiti ou d'un ouvrier au fond d'une mine en passe de s'écrouler », remarqua un Watson narquois voyant son compère, noir de suie, occupé à retourner avec précaution des amas de racines et de ronces calcinées.
Et ça n'en finissait
pas ! Sherlock avait demandé qu'on l'emmène dans toutes les zones qui avaient connu des incendies ces dix dernières années. Fourbu de chaleur, Watson déclara forfait ; laissant son ami continuer à dévaler les montagnes, il préféra profiter du séjour pour se dorer tranquillement au soleil du Sporting. Jusqu'au soir où, retournant à son hôtel, le New Saint-Georges, il retrouva dans le lobby le détective confortablement installé, faisant une patience en sirotant son whisky.
- « Ça y est, j'ai trouvé ce que je cherchais. Toutes les zones que j'ai inspectées ont la même configuration. Elles sont parsemées de traces d'anciens murets. Les terres déposées ainsi que les ronces et les aiguilles de pins les avaient recouvertes. Sous la forêt dorment d'anciennes terrasses, d'anciennes terres cultivées. »
Le Dr Watson s'esclaffa : « Vous faisiez des sondages agricoles pendant tout ce temps ? Alors qu'on vous attendait pour expliquer la cause des gigantesques incendies qui ravagent ce pays ! »
Découvrant l'as de pique dont il avait besoin pour sa réussite, Holmes rétorqua : « C'est la même chose, mon cher Watson, terre cultivée égale terre labourée au printemps. Et terre labourée au printemps égale terre où ne peuvent courir les feux de l'été. C'est pourquoi les incendies d'antan ne faisaient pas autant de dégâts. Pas un arpent de bonne terre n'était laissé en friche, les forêts de pins et de chênes sauvages étaient entourées de vergers bien entretenus qui empêchaient le feu de se propager aux bois voisins. »
Watson fit remarquer à nouveau que les temps avaient changé, que l'agriculture de montagne ne pourrait jamais plus faire la concurrence à l'agriculture ultramécanisée des plaines, que les terres escarpées ne représentaient plus pour leurs propriétaires qu'une réserve foncière juste bonne à être vendue à des promoteurs qui, par leurs œuvres, défigureraient ces beaux paysages. Et Watson de conclure : « C'est une fatalité qui ne peut être évitée, alors qu'il vous a été demandé de trouver des solutions pratiques pour endiguer la catastrophe écologique qui va défigurer le visage de ce petit pays. Déterminer une des causes n'est pas suffisant, il faut trouver des solutions correspondant au trend du XXIe siècle. »
Holmes prit tout son temps pour bourrer et rallumer sa pipe avant de rétorquer calmement : « Précisément, l'époque de la malbouffe c'est le XXe siècle, elle est en train de s'achever. Le consommateur d'aujourd'hui est prêt à payer plus cher pour manger plus sain et plus goûteux. Et l'agriculture de montagne a un grand avenir dans ce domaine. Il est de notoriété publique que la pomme, la vigne ainsi que tous les fruits et légumes récoltés sur les hauteurs ont meilleure saveur et poussent dans un environnement nettement plus sain que les produits de la côte ou de la plaine de la Békaa. Si les autorités concernées savaient exploiter ce filon en élaborant une politique agricole "spéciale montagne" (produits labélisés, marchés de proximité, aide à l'export dans les pays arabes, que sais-je encore), ils contribueraient à faire reverdir le Liban tout en contenant les incendies du futur. C'est ce qu'on appelle faire d'une pierre deux coups... »
À ce stade de son exposé, Holmes s'interrompit et compta sur ses doigts : « Que dis-je, plutôt d'une pierre plusieurs coups, car encourager l'agriculture de montagne augmenterait dans le même temps les ressources des gens, les fixerait dans leurs villages, désencombrerait les villes réduisant la pollution, etc. »
Faut croire qu'un fonctionnaire de l'ambassade américaine se cachait derrière les rideaux flambants neuf du New Saint-Georges où étaient descendus ces deux inséparables personnages. Sinon comment expliquer que leurs conversations se retrouvèrent consignées dans les documents secrets du département d'État révélés par WikiLeaks ?
Sherlock Holmes est venu le mois passé au Liban. Vous ne l'avez pas appris ? Ce fut pourtant révélé dans les documents secrets du département d'État diffusé sur le web par WikiLeaks. Après avoir fait appel aux plus grands experts internationaux pour trouver une solution aux incendies qui dévastent nos forêts et transforment nos belles montagnes en amas de ronces et de troncs centenaires...

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