Le but de ce déjeuner n'est justement pas de déjeuner. Ni de se voir d'ailleurs. Parce que c'est assez ardu de papoter à dix lorsque la salle est bruyante. Pas bien grave. On fera semblant. On causera à notre voisine de droite, à celle d'en face, au pire à celle de gauche... Mais alors pourquoi ? Pourquoi se réunir en frappée, en troupeau, en meute ? Souvent parce qu'il y en a une qui invite. Enfin, qui rend ses invitations plutôt. C'est facile, c'est pratique (et ça peut rapporter gros). Une belle occasion de sortir sa garde-robe, de montrer aux copines sa dernière acquisition, genre son dernier sac Chanel ou son maxi Hermès couleur lilas (faites le décompte d'ailleurs du nombre de sacs de marque au mètre carré, c'est très amusant à faire quand on s'emmerde), mais aussi de pavaner devant les autres (pies) qu'on va croiser « par hasard » aux toilettes. Des occasions en or comme celles-ci ne se présentent pas tous les jours. Faut en profiter. Parce que c'est encore plus puissant qu'une soirée privée, tout simplement, car un endroit public donne l'opportunité de tomber sur des gens qu'on ne fréquente pas... Et qu'est-ce que ça jacasse. Ça fait un peu Desperate Housewives je vous l'accorde. Genre comme si Wisteria Lane s'était déplacée d'un coup au So, Chez Paul ou au Lina's. Mais à part ça, ce show-off ostentatoire, ce défilé d'armoires et de penderies, pourquoi ? Parce que les femmes au Liban sortent rarement seules le soir. Quasiment pas en fait. Au Liban, peu (très très peu) de femmes sortent sans leurs maris une fois la nuit tombée. Peur du grand méchant loup ? Ouais, c'est surtout que ça « ne se fait pas ». Et vice (on se comprend) et versa. Alors on déjeune entre femmes et entre hommes. Séparément, chacun à une table, presque jamais ensemble... Il est d'ailleurs amusant de survoler une assemblée à l'heure du déjeuner. Femmes par-ci. Hommes par-là. Oh, ça se zyeute, se sourit, se drague, mais ça ne se mélange pas. Ou très rarement. Sont pas fréquentes celles qui déjeunent avec un copain. Parce qu'au Liban, une femme ne déjeune pas avec un copain. Que dirait-on si on la voit avec un autre homme que son mari ? On ne mélange pas les torchons et les
serviettes...
Mais ce qui est le plus surprenant dans ce phénomène de clivage des genres, c'est que ce n'est pas une imposition, ni une obligation. Le plus curieux, c'est que c'est un choix. Il suffit de regarder comment les groupes se forment lors des dîners mondains, sociaux et même parfois amicaux. Les couples se scindent. Les femmes s'assoient avec les femmes. Les hommes avec les hommes. Un truc de dingue. Comme si, d'un côté, on ne pouvait que parler enfants, épilation, faux seins, personnel de maison, mode ou potins et que, de l'autre, on ne conversait que voiture, politique, argent, poker ou femmes. Comme si on ne s'exprimait pas dans la même langue. Évidemment que parfois ce beau monde se mélange. Au restaurant le plus souvent et pas très spontanément. Un homme, une femme, un homme, une femme. Le mari et la femme l'un à côté de l'autre. On ne sait jamais, mieux vaut surveiller ce que l'un et l'autre vont dire. Une boutade, une connerie, « a slip of tongue ». Et même au restaurant, la table se divise souvent en deux. Les Vénusiennes d'un côté, les Martiens de l'autre. Coin salade et coin côte de bœuf... Ce n'est peut-être finalement qu'une question d'âge. Une façon détournée de chercher à s'émanciper. De se dire que c'est le meilleur moyen de respirer un peu, de couper le cordon marital, de se sentir plus libre. On va attendre quelques années pour voir si chez les quadras, le phénomène va évoluer...
By the way, on dîne ensemble demain ?
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