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Nos Lecteurs ont la Parole

En bonne et due forme

Par Nahi LAHOUD

Enfin, j'ai craqué. Je me suis inscrit à un club de gymnastique. Un de ces matins de migraine où je n'avais plus 20 ans depuis longtemps, j'ai cédé à la pression harcelante de mon environnement. Des amis que me disaient : il faut se remettre en forme. Des voisins empâtés qui se levaient à l'aube pour faire quinze fois le tour du pâté de maisons. Des magazines et des murs qui m'interpellaient : « Dialoguez avec votre corps », « Réintégrez votre corps », « Réhabilitez vos muscles ». De la télévision qui m'envoyait un massage, euh ! un message au titre ineffable : « Vivre, respirer avec son corps » et même les billboards (panneaux) qui m'expédiaient en pleine figure une superbe blonde en string jouant avec des haltères aussi lourds que ses seins.
Ainsi donc, on nous culpabilise, on veut nous apprendre notre corps, cet inconnu, à travers cette mode séduisante comme une lubie et rebutante comme la vertu : la forme. Avec un grand F.
Saisis par les démons de midi et les succubes de minuit, les Libanais, ces grands non-sportifs, relevant la tête, bombent le torse, rentrent le ventre. Ils veulent se sentir bien sur leur pot-euh pardon, bien, dans leur peau. Je suis donc parti, comme un pionnier du Far West, à la conquête de mon corps. Sur la route du tonus, nous étions nombreux à nous retrouver dans de belles formulas vides : le « vécu du corps », ou la « prise de conscience corporelle ». Même les intellectuels du farniente s'y sont mis. Le marathon de May Khalil est devenu un « must » des cadres stressés. 10 000 individus qui s'affolent sur le macadam de Solidere comme une volée de pigeons, fuyant ce quelque part pollulé. Les classes dorées par l'argent et le soleil vont même jusqu'à prendre des jets privés pour ne pas manquer le très « in » marathon de New York. On les fait courir pour le cœur pas pour les sentiments. À Beyrouth, les corniches de Manara et de Dbayeh sont devenues le boulevard de toutes les classes assoiffées d'oxygène. J'ai rencontré l'autre jour un « jagal »*, un adepte du jogging, qui avait sur lui autant d'or que Goldfinger : il arborait au bras gauche deux bracelets,
vissés, plus une gourmette. Il marchait voûté, car son cou disparaissait sous tous les modèles connus de chaînes en or.
Des clubs de « mise en forme » s'ouvrent, les courts de tennis sont pris d'assaut. Une saine folie souffle, une tempête tonique, un grand blizzard athlétique aborde nos côtes et nos ventres. Nous sommes des milliers à espérer que la forme sera un supercarburant au service d'une idée très simple : le bonheur. Les étalages des librairies sont jonchés de livres techniques ou culturels sur le corps, la forme, le bien-être, l'harmonie dans le sport. C'est le corps-à-corps pour les avides de lecture. Dans les clubs, sur musique disco, des dames qui n'avaient jamais levé les deux bras (que pour s'épiler les aisselles) sont atteintes par le dur désir de durer, faisant basculer leur tronc en mesure. On trotte sur des chevaux d'arçon et c'est le narcissisme qui revient au galop. Le « moi » n'est plus haïssable. Les sociologies de service parlent de « recentrage sur soi ». Nous sommes tous « ego ». On pense à soi avant tout et avant même le travail. Dans les bureaux, pour épater ses collègues, on arrive la raquette sous le bras, en basket et jogging. Pris d'une boulimie gymnastico-gesticulaire, d'une frénésie musculaire, d'une rage de beauté, j'ai observé dans mon club un groupe de jeunes énamourés de gym-tonic qui se nickelaient les biceps devant de larges miroirs. Ils portaient tous le même tee-shirt : « I love myself ». La forme prend allure de religion : hommes et femmes, vautrés sur leur tatami, comme sur une aire de prière, aplatis en dévotions acrobatiques, égrènent une chapelet de diffrérentes contorsions transcendantales. Ils baignent tous dans une sueur bénie, quasi mystique. D'autres batifolent dans des piscines, exécutant un ballet de gym aquatique et synchronisée, sous la direction d'un moniteur beau comme un dieu grec.
Il ne faut pas non plus oublier ceux qui pratiquent l'aérobic, le body building, le jazz dance, le yoga, la boxe française ou américaine. C'est une mise au poing nécessaire. Mais est-ce seulement pour se « sentir bien » que l'on s'échine tous à cette mise en forme ? On avoue rarement qu'on voudrait être beau comme un Apollon ou une Vénus. Une mondaine proclame : « Mon corps, c'est mon capital, je dois le préserver contre l'inflation extatique et galopante de mes clients. »
Tout le monde veut embellir sa « carrosserie » aidé par des culturistes, ces stakhanovistes du muscle. Mais attention : on risque d'enrayer la mécanique. On se retrouve avec des articulations bloquées et des bras à la Popeye. Chez certaines femmes, il faut coûte que coûte exterminer les bourrelets inesthétiques ; c'est devenu une idéologie : forte dans les cuisses, forte dans la tête. C'est bon pour le moral. Les marchands de sueur, les producteurs de tonus sont là pour les servir. Bien entendu, je ne conteste pas les bienfaits de l'exercice : il consolide la santé, et on le conseille aussi aux rescapés de l'infarctus du myocarde. Bref, la mise en forme, c'est très bien, mais en forme de quoi ? Pouvez-vous me le dire en bonne et due... forme ?

 

* tombeur (en argot libanais)

Enfin, j'ai craqué. Je me suis inscrit à un club de gymnastique. Un de ces matins de migraine où je n'avais plus 20 ans depuis longtemps, j'ai cédé à la pression harcelante de mon environnement. Des amis que me disaient : il faut se remettre en forme. Des voisins empâtés qui se levaient à l'aube pour faire quinze fois...

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