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Nos Lecteurs ont la Parole

La foire aux cancres

Karim S. TABET
Il serait grand temps que nos recteurs d'université, professeurs de sciences politiques, historiens et spécialistes en droit constitutionnel enrichissent le curriculum de leurs programmes académiques en y incorporant un cours spécial intitulé : « Initiation à la politique made in Lebanon ». Y seraient analysés, décortiqués, démontés et démontrés toutes les perles, inepties, contrevérités, menaces, défis, harangues, supercheries, jongleries et autres entourloupettes lancés tous azimuts par certains trublions de notre classe politique en mal ou en quête d'amour. Bref, de quoi enrichir et cultiver les jardins de nos étudiants et les aider pleinement dans leur rôle de citoyens qui se croient respectés.
Mais pour faciliter la tâche de nos institutions académiques et étoffer l'imagination de nos étudiants, ce cours spécial serait basé sur un reportage filmé . De quoi joindre l'utile à l'agréable. Et permettre ainsi à nos futures élites de jauger, d'apprécier et de faire pâlir d'envie toutes les nations dites civilisées, tant par la richesse du discours politique local que par la profondeur de la réflexion et des règles de bienséance de nos politiciens. Ce film se déroule dans une classe du cycle secondaire, dans un établissement dit respectable.
Scénario : Lundi matin, après un week-end passé sans eau ni électricité. L'instit arrive avec un peu de retard (route bloquée à cause d'un camion citerne), pénètre dans la salle (quelques élèves se lèvent mais pas tous...). Comble du toupet : l'estrade a disparu. L'instit, qui est un adepte du zen et ne jure que par Gandhi, décide de jouer au grand seigneur et ne sourcille pas. La classe est constituée de 5 rangs (je laisse au lecteur le choix du nombre d'élèves par rang). À la tête de chaque rang, le chef. Donc cinq chefs au total + l'instit, bien sûr.
Action : Tout à gauche, le premier chef qui menace, rougit, gronde et brandit un index (quelquefois manucuré), invoque les dieux ou démons, se gargarise de mots (et se répète souvent), argumente et sermonne, fait des clins d'œil et des tours de passe-passe, et soudainement brandit d'on ne sait où une carotte. Bref, la totale que l'on connaît par cœur et que ses fidèles disciples entonnent en chœur. Spectacle vraiment touchant, désopilant. Le monologue est son affaire. Le dialogue ? Bof... En d'autres termes, it's my way or the highway.
Le chef du rang d'à côté (prénommé Néon par quelques camarades de classe) admire son voisin de gauche et décide de l'imiter, mais en y ajoutant humour (enfin, lui est convaincu que c'est drôle), traits d'esprit, boutades (souvent lourdes), outrances verbales et affronts, dans l'espoir que l'instit lui octroiera un bon point. Bien sûr, le tout débité d'un ton pas très courtois, accompagné d'un sourire narquois et d'un regard menaçant (c'est ce qu'il pense du moins). En d'autres termes, après moi le déluge.
Le troisième chef, ce lundi matin, décide qu'il en a franchement marre de rater le coche, attrape la mouche au vol et se dit qu'il serait tout aussi convenable d'entamer une danse du ventre puis d'assaisonner d'un peu de sel et de poivre la salade des deux autres chefs. Et même d'en rajouter. Et nous voilà partis dans des justifications géopolitiques, des considérations stratégiques (que le commun des mortels, bien entendu, n'aurait jamais pu déceler) et des mea culpa (il n'arrête pas d'en faire). Mais avec lui, le style adopté est tout autre. Débonnaire, cool looking, il hausse les épaules et déverse candidement ses dernières trouvailles. À la grande joie des deux premiers chefs. À la stupéfaction, l'étonnement sinon l'horreur des deux autres chefs assis à sa droite, qui restent silencieux et se font de plus en plus petits. En d'autres termes, faut suivre l'air du temps, les amis.
C'est au tour du quatrième chef. Lui décide de dialoguer (encore) et de jouer la patience. La jungle (politique) brûle ? Pas grave. Les hélicos rutilants sont prêts à décoller. Entre-temps, il s'époumone à justifier, expliquer ce qu'il pense ou ce qu'il croit être juste. Il a beau s'exprimer, garder son calme, rien n'y fait. Les trois autres chefs ricanent. « T'as encore rien vu mon pote », qu'ils se disent. Il a beau user de flexibilité (pour les trois autres chefs, c'est qu'il a la trouille). Il a beau se référer à tous les textes et même à cette Constitution (qui ne fait qu'être ballottée), ça ne passe pas. Battre en retraite ? Pas question. User de plus de diplomatie ? Ça ne passe toujours pas. Ajouter, retrancher, combiner (multiples de trois), rien à faire. Lui vient alors l'idée de proposer un plan qui devrait faire toute la différence, mais... la cloche sonne. Les trois premiers chefs se ruent à l'extérieur. À qui arrivera le premier à la buvette. Le quatrième chef implore du regard l'instit qui rêvasse. En d'autres termes, le train n'attend jamais les retardataires.
Et le cinquième chef ? « Et mon avis alors ? qu'il crie. Saperlipopette, moi aussi j'ai mon mot à dire. » L'instit baille et regarde sa montre. Le quatrième chef range son cartable. Le cinquième chef a beau taper du pied, trépigner d'impatience, y a plus personne au bout de la ligne. Finalement, dépité, il lâche : « Aujourd'hui c'était eux. Demain, j'aurai la priorité. Et le dernier mot. » En d'autres termes, qui vivra verra.
Évidemment, les ouailles des quatre rangs suivirent fidèlement leurs chefs respectifs et se virent offrir à la buvette, qui une limonade, qui un jus d'orange, qui un sirop de mûres, qui un curaçao. Bref, de quoi calmer leurs ardeurs partisanes. Leurs réactions et réflexions quant aux performances verbales et gesticulatoires de leurs chefs ne sont pas difficiles à imaginer. « Le chef a toujours raison » ; « on ne remet jamais en question les décisions du chef » ; « le chef nous donne le tournis, mais après tout, c'est le chef ! » « on va droit dans le mur, mais c'est pas grave, le chef trouve toujours la solution ». Quant aux ouailles du cinquième rang, ils attendirent le lendemain pour mériter leur jus de tomate. « Longue vie à notre chef ! »
Et l'instit dans tout ça ?
La Fontaine, tu aurais eu de quoi te marrer tant la matière est grasse et la ficelle grosse. Quelques vers t'auraient suffi pour mettre à poil cette faune politique, remettre les pendules à l'heure et nous démontrer que dans notre Liban politique, le ridicule peut tuer.

P.S. À la fin de l'année scolaire, l'instit prit sa retraite après des années de bons et loyaux services, et nos 5 chefs passèrent leurs examens officiels haut la main.
Évidemment, chacun s'efforça de démontrer qu'il avait obtenu le meilleur score. Sans tricher, bien sûr.
Supercherie consens... euh pardon, je voulais dire démocratie consensuelle oblige !


Karim S. TABET
Il serait grand temps que nos recteurs d'université, professeurs de sciences politiques, historiens et spécialistes en droit constitutionnel enrichissent le curriculum de leurs programmes académiques en y incorporant un cours spécial intitulé : « Initiation à la politique made in Lebanon ». Y seraient analysés,...

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