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Liban

Petit traité de sismologie

La politique libanaise est un cirque infini où chacun se cantonne dans un rôle extrêmement précis, pratiquement immuable. Tous, sauf Walid Joumblatt, cette curieuse bête de scène bigger than life et polymorphe, que l'on retrouve tour à tour, parfois en même temps, en jongleur, en trapéziste, en dompteur, en homme-canon, en Auguste puis en clown blanc et vice-versa, en prestidigitateur, en lanceur de couteaux, et, tout récemment, en fildefériste un peu hésitant mais conséquent avec sa réputation d'agitateur, de provocateur-né, doux trublion et dynamiteur subversif à la fois.
Il y a quelque chose à la fois de désopilant, de désolant et de somptueux à chaque fois que Walid Joumblatt jette une bombinette politique : c'est la réaction du public. Du public, absolument, comme dans une arène de la Rome antique lorsque, surchauffée d'adrénaline, d'indignations ou de hourras, la plèbe joue à lever ou baisser le pouce, heureuse ou en colère, constamment dans l'excès, dans un sens comme dans l'autre.
Mais cette fois, quelque chose a doublement changé, aussi bien chez le showman que chez les spectateurs ; cette fois, le leader druze a sérieusement, totalement et fondamentalement raté, pour la première fois, dans sa forme, sa dernière représentation ; quant aux Libanais, en l'occurrence les partisans tout cœur et tout âme dehors du 14 Mars, ils sont pour la première fois sérieusement, totalement et fondamentalement en colère et tristes contre celui qu'ils appellent volontiers la girouette, qu'ils qualifient aujourd'hui de traître à la cause et qu'ils accusent de les avoir insultés comme jamais.
En réalité, tout a été hypertrophié : la colère et la peine ; les mots du chef du PSP en tant que tel ; son déjà fameux énième repositionnement, ainsi que la jubilation trop énorme pour être honnête et crédible des prosyriens. Il est évident que la rage froide et le profond chagrin des uns a été provoqué par le total désintérêt de l'autre pour la forme de son intervention dominicale de la semaine dernière en direct du sinistre Beaurivage, pour la mise en scène de l'annonce faite au monde ; un désintérêt dû à l'extrême importance accordée par Walid Joumblatt au fond, c'est-à-dire à l'essence même de son repositionnement. Et si rien n'excuse l'hyperviolente nonchalance avec laquelle il a traité le peuple du 14 Mars, il est nécessaire, voire impératif de comprendre le triple motif (est-ce que ces raisons sont bonnes ou mauvaises, la question n'est pas là...) de cette frénésie centripète intempestive.
Un : l'ultrapragmatisme du seigneur de Moukhtara, à lire à deux niveaux, celui du réchauffement de plus en plus précis entre Damas et Washington, d'une part, Damas et Riyad de l'autre, et celui de l'inéluctabilité de la cohabitation (avant toute coexistence et, a fortiori, toute convivialité) avec la communauté chiite représentée dans sa majorité par le Hezbollah. Deux : une détermination à aller absolument chasser sur les terres très prisées par certaines masses populaires et qu'ont pratiquement annexées ses adversaires politiques, à commencer par le Hezbollah. La meilleure défense étant l'attaque, le chef du PSP a décidé d'abonder dans une (très) folklorique surenchère, tant au niveau de l'arabisme et de l'arabité qu'en ce qui concerne les travailleurs, les travailleuses, les ouvriers et autres paysans. Trois - last but not least : l'impact de l'acte d'accusation du Tribunal spécial pour le Liban avec, en toile de fond, les révélations-prédictions du Der Spiegel qui a annoncé il y a plus d'un mois que le Hezbollah était au cœur de l'assassinat de Rafic Hariri. Voilà la seule, l'indiscutable explication de l'hypermaladroit geste joumblattiste.
Obnubilé par le devenir de la communauté druze et par l'intégrité physique de ses membres, hanté par les images, les bruits et les fureurs du 7 mai 2008, et persuadé que la polarité déjà nucléaire entre 14 et 8 Mars allait centupler à la publication de cet acte d'accusation, probablement plus tellurique que l'attentat du 14 février 2005 lui-même, Walid Joumblatt a jugé bon de retirer ses pions et de les mettre à côté de l'échiquier à superdominance sunnito-chiite. Il a jugé bon de ne plus être au cœur de cette exacerbation bipolaire intersectaire aux conséquences ravageuses et d'aller se loger au centre, main dans la main avec Michel Sleiman, sans que l'on sache là très bien qui du chef de l'État ou du patron du PSP allait imprimer son rythme et ses orientations à ce drôle de tandem. Peu lui chaut, à Walid Joumblatt, si, ce faisant, il renforçait les extrémismes, musulmans soient-ils ou chrétiens, ou s'il donnait à la Syrie, à l'Iran et à leurs sbires l'illusion d'avoir gagné ce dont ces historiques législatives de juin dernier les avait privés ; peu lui importe si Nabih Berry risquait de mourir de jalousie, taraudé jour et nuit par la vampirisation définitive d'Amal par le Hezb et qui aurait adoré pouvoir lui aussi faire sécession... Tout ce qui compte, pour le leader druze, c'est encore une fois le bien-être de la communauté druze, dût-il pour cela violenter comme jamais les inclinaisons et les préférences de ses coreligionnaires, écartelés du cœur entre leur tendresse infinie pour le 14 Mars et leur amour pour le bey.
Depuis l'an 2000, ce bien-être d'une communauté coïncide toujours avec celui du Liban. Walid Joumblatt est trop intelligent, trop démocrate, et trop ancré dans son siècle pour ne pas pertinemment savoir que cela cessera le jour où il ne défendra plus, bec et ongles, les constantes de ce 14 Mars, ces constantes qu'il a lui-même contribué à forger, de ses mains et de son sang, et notamment la primauté de l'État sur toute forme de milice, la sacralisation de la souveraineté et de l'indépendance du Liban, l'absolue nécessité du Tribunal spécial et le respect absolu de la 1701 et de cet accord d'armistice de 1949 avec Israël.
Tout entier occupé à préparer l'après-acte d'accusation et à essayer d'en amortir, autant que faire se peut, les chocs infinis, Walid Joumblatt a oublié quelque chose d'essentiel, auquel peu de gens certes accordent de l'importance : la psychologie. La cohésion populaire est une drogue dure ; idem pour ce sentiment jouissif de transcender les clans et les communautés pour former une tribu républicaine rêvée : c'était cela le 14 Mars. Et les drogues dures, c'est connu, on s'en sèvre très difficilement. Le chef du PSP devra s'en souvenir à temps.
La politique libanaise est un cirque infini où chacun se cantonne dans un rôle extrêmement précis, pratiquement immuable. Tous, sauf Walid Joumblatt, cette curieuse bête de scène bigger than life et polymorphe, que l'on retrouve tour à tour, parfois en même temps, en jongleur, en trapéziste, en dompteur, en homme-canon, en Auguste puis en...
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