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Nos Lecteurs ont la Parole

À votre santé !

Par Georges TYAN

Je ne suis pas versé dans les vins, mais il n’empêche que je reste bouche bée en observant tous ces connaisseurs qui, d’un petit reniflement dans un verre, discernent un grand cru d’une vinasse.
Certes il y a également les primeurs et les vins nouveaux autour desquels on fait un tapage médiatique énorme, mais qui, m’a-t-on dit, doivent être bus dans les quelques mois qui suivent car après ils tournent au vinaigre ou sont tout juste bons pour les égouts qui risquent tout de même la corrosion, vu leur teneur en acidité.
Quelle science il faut avoir et quel flair pour ne pas se tromper, même si parfois le goût est bon, ces connaisseurs sont sans doute des devins, sinon comment expliquer l’avenir qu’ils prédisent à tel ou tel cru ?
Il y a aussi des termes que j’essaye de comprendre, quand on parle de robe, de velouté, de maintien, d’allure, d’arrière-goût, de parfum, d’arôme qui chatouille le palais. Pour moi, un vin est un vin, qu’il soit rouge, rosé ou blanc, c’est sur le moment que je le bois, tandis que d’autres certainement le dégustent.
Dans ce registre également, il y a des mots, comme fûts, bonification, donner le temps au temps, qui me dépassent, alors qu’en bon élève des jésuites, j’ai toujours en mémoire les visites à leur domaine vinicole et l’histoire de la petite souris qui a fait découvrir aux bons pères les caves où ils entreposaient leur vin dans des tonneaux en vrai chêne des années durant pour lui donner ce goût délicieux et la valeur qu’effectivement il mérite.
Loin de moi de faire l’apologie des petits vins, mais pour les ignares de ma trempe, le résultat est le même : de la bonne humeur immédiate, et un mal de tête lancinant qui durera une bonne partie de la journée qui suit ou disparaîtra comme par enchantement à l’aide de deux comprimés.
Quelle histoire pour du vin ! Qu’il soit bon ou mauvais, ses effets disparaîtront au bout de quelques heures. Mais le cru de juin 2009, lui, va nous rester sur les bras, au meilleur des cas quatre années pleines et nul cachet ne pourra tempérer la lourde douleur qui nous attend.
Mes connaissances en vin sont les mêmes qu’en politique, mais j’aime parfois jouer au devin, comme ces bonnes femmes qui lisent dans le marc de café et qui  connaissent un peu le contour de leur interlocuteur, qu’elles embobinent par de petits gestes surfaits et des regards profonds, accompagnés d’un soi-disant essorage des méninges, le front qui se plisse, les sourcils qui froncent, le buste qui se soulève puis dans un silence de cathédrale vient la révélation chuchotée à demi mot  : « Dans trois jours, trois semaines ou trois mois l’amour sera au rendez-vous. Vous recevrez sous peu un signe, une lettre, un courriel – c’est plus moderne – venant d’outre-mer. »
Nous c’est d’outre-tombe que nous recevons nos messages et nos lettres… Il n’y a qu’à voir comment le paysage politique se dessine pour se faire une idée de ce qui nous attend.
Cassandre peut être, mais c’est ce qui se passe en gros, car comme en vin, en politique chez nous il y a les AOC (Appellation d’origine contrôlée), c’est le grand cru, qui sort de quelques rares domaines vinicoles. Les faits sont là, si ce n’est toi c’est donc ton fils, ton frère, ton cousin. Tous, de génération en génération, ont lu dans le même livre, ils appliqueront les mêmes recettes et nous ramèneront des années en arrière.
Il ne faut quand même pas généraliser : certaines AOC sont d’un autre calibre, de par leur origine, leur action, leur histoire, mais sont-elles suffisamment  inoculées contre le flot d’incompétence latente où elles seront noyées ?
En attendant, la tasse, c’est nous qui la boirons, de préférence amère, le sucre, paraît-il, altère la lecture du marc de café et fait grossir. Pour entrevoir de ce que demain sera fait, à défaut il vaut mieux se rabattre sur la binette et dans un semi-coma éthylique nous entrerons en communion avec ces grands qui ont fait ou tenté de refaire ce pays, Pierre et Béchir Gemayel, Sleimane Frangié, Élias Sarkis, René Moawad, Gebran Tuéni, et les autres, tous les autres qui ont tant aimé ce pays.
Je n’ai certainement pas oublié Fouad Chehab et Rafic Hariri. Ils sortent du lot, eux ; c’étaient des constructeurs qui ont déblayé les gravats et reconstruit ce que d’autres ont avec ingéniosité et application détruit, et qui ont recollé les morceaux de ce puzzle unique au monde qu’est le Liban.
Fouad Chehab avait pour un temps endigué l’appétit vorace des partis, créé des institutions, tenté de gommer ou de niveler les prétentions sectaires. Rafic Hariri, lui, avait réussi la gageure de tenir loin, très loin même les belligérants et mis sur les rails le pays.
Sa mort atroce a remis les compteurs à zéro et nous à plat. Les partis politiques, plus sectaires que jamais, ont de nouveau pignon sur rue ; les revoilà qui montrent non pas le bout de leur nez, mais toute la tête et les dents bien acérées pour se partager le gâteau, se battant comme des chiffonniers même pour la moindre des miettes.
Chat échaudé craint l’eau froide, dit-on. Alors qu’il soit permis à la génération dont je fais partie, qui a frôlé 1958, vécu les années noires de 1975, rêvé avec Béchir en 1982, pleuré de dépit à la tragique guerre de libération en 1989, assisté pleine d’espoir et d’admiration à le reconstruction de Beyrouth, cœur du Liban, applaudi au retrait syrien en 2005, de se réfugier dans la vinasse, au désolant spectacle qui s’offre à elle, les AOC finalement n’étant que des primeurs éphémères, bonnes pour les égouts. Mais en attendant, c’est notre estomac qui va trinquer, attention aux ulcères.
Allez, je bois à votre santé.

 

Georges TYAN
Conseiller municipal
de Beyrouth

Je ne suis pas versé dans les vins, mais il n’empêche que je reste bouche bée en observant tous ces connaisseurs qui, d’un petit reniflement dans un verre, discernent un grand cru d’une vinasse.Certes il y a également les primeurs et les vins nouveaux autour desquels on fait un tapage médiatique énorme, mais qui, m’a-t-on...

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