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Nos Lecteurs ont la Parole

« Douze Libanais en colère »

Tania HADJITHOMAS MEHANNA
En montant sur la route sinueuse de Roumieh, on se demandait à chaque tournant où était la prison.
Et la voilà. Telle qu'on se l'imagine. Froide, très froide et grise, ou plutôt couleur béton oscillant entre le beige et le gris dans cette couleur indéfinissable qui instaure un malaise immédiat. Une marche, longue, dans un froid polaire. Et puis des gardes, plein de gardes, un peu nerveux dehors mais, bizarrement plus détendus au fur et à mesure que l'on pénètre dans cette cité interdite. Des grilles, des portes et des sourires. Des cours exiguës, mouillées par la pluie, et du linge qui pend aux fenêtres toutes petites qui ne laissent rien transparaître. Mais étrangement, nos yeux ne s'attardent pas sur ces fenêtres. Pudeur ? Gêne ? Les intrus, c'est nous. Une petite porte noire et on est dans une salle moyenne, envahie par des curieux, des privilégiés, des triés sur le volet, qui retiennent leur souffle, un peu estomaqués. Aujourd'hui, et comme plusieurs samedis, les prisonniers vont jouer Douze Libanais en colère. Quarante prisonniers, accusés, condamnés, enfermés, vont s'évader de leur quotidien le temps d'une rencontre avec un public hétéroclite, excité et un peu inquiet. La réalisatrice, celle par qui tout est devenu possible, tente de détendre l'atmosphère. Mais on devient de plus en plus nombreux, et tout le monde se serre sans piper mot. On s'assoit par terre, on accepte de se faire tout petit parce que c'est ce qui nous est demandé. Être discret, silencieux, attentif. Le spectacle ne sera jamais dans la salle. D'ailleurs, il n'y a pas de salle. Juste une pièce allongée où tout le monde est entassé avec une sensation certaine de vivre une expérience unique. Et ça commence. Le silence est palpable, mais il n'est pas lourd. Un hymne national créé par les prisonniers et durant lequel il ne nous est pas demandé de nous lever. Ici, au royaume de la loi observée, il n'y a pas de loi établie. Tout est possible soudain. Et le temps s'arrête. On oublie tout. Nos yeux embués se fixent sur un monsieur en costume-cravate qui a l'air d'être notre voisin d'à côté, vous savez celui qui nous veut du bien, celui qui, avec sa tête sympathique et son humour bien dosé, figurerait volontiers dans notre liste d'amis. Et il nous annonce d'un ton où se mêle l'amusement et le détachement qu'il est condamné à perpétuité. Que cela fait 18 ans qu'il est là et qu'il ne sortira jamais. Et c'est le choc. Boum. En pleine gueule. Ça fait mal et les larmes ne sont pas loin. On ne comprend pas. On est saisi.
Les prisonniers arrivent. Les acteurs en costume et cravate, sérieux et élégants. Les musiciens émus et appliqués. Douze hommes en colère et on est pris à la gorge. On vibre, on tremble, on regarde, on écoute, on emplit nos cœurs et nos cerveaux. Le silence est respect. Pas d'entracte, pas de répit mais une danse, belle, moderne, qui amène dans la gorge cette boule caractéristique annonciatrice des larmes. L'émotion devant ces corps opprimés qui bougent devant nous et nous offrent un spectacle dansé est énorme. Puis ça reprend. Le jeu, magnifique, magistral, entrecoupé de chansons composées par les prisonniers et qui résonnent étrangement dans cette salle où tout circule soudain très librement. On tape dans les mains, on tape du pied, mais on a envie de courir les serrer dans nos bras. Tous, sans exception. Et quand un d'entre eux, sur sa chaise, raconte son calvaire et le crime commis, l'angoisse du lendemain et pleure, on a tous envie de lui tendre la main. Mais il s'en va et personne n'a osé bouger. On n'ose pas se regarder et on entend les larmes. L'émotion ne se cache plus. Et puis c'est le salut. C'est fini, tout le monde se lève. Non on ne peut pas les laisser partir. On ne les reverra plus ? On ne les croisera plus ? C'est impossible. On les a tellement aimés, ces 40 prisonniers, durant plus de deux heures. Ce sont nos amis, nos frères, nos semblables. On aurait voulu le leur dire. Mais c'est eux qui nous ont dit. On aurait voulu les serrer dans nos bras. Mais c'est eux qui nous ont étreints de leurs émotions. On aurait voulu les délivrer. C'est eux qui nous ont libérés de nos tabous. Tant d'amour a circulé dans cette salle durant ces deux heures volées ce samedi 28 février que c'en était suffocant. Et, en sortant, la tête baissée, la gorge serrée, les yeux embués, on se demandait, en descendant la route sinueuse de Roumieh, où était la prison.

Tania HADJITHOMAS MEHANNA
En montant sur la route sinueuse de Roumieh, on se demandait à chaque tournant où était la prison. Et la voilà. Telle qu'on se l'imagine. Froide, très froide et grise, ou plutôt couleur béton oscillant entre le beige et le gris dans cette couleur indéfinissable qui instaure un malaise immédiat. Une marche, longue, dans un...

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