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Nos Lecteurs ont la Parole

Au nom du luxe de la vie

Louis INGEA
Paru dans Le Figaro du 9 janvier dernier, un article de Michel Maffesoli, philosophe et professeur à la Sorbonne, m'a profondément impressionné.
« Vous avez dit crise ? » demande-t-il. Encore faut-il réaliser le sens véritable à donner à ce mot. Et ce qui se cache derrière ou, surtout, s'annonce à travers lui.
Pour ma part, j'en ai retenu les phrases-choc et j'aimerais, par besoin de déceler une vérité qui ne dit pas son nom, pouvoir communiquer l'essentiel de son discours au plus grand nombre possible de lecteurs.
Unique problème et unique constatation : l'économie, devenue religion de la modernité.
« À force de s'économiser et d'économiser le monde, nous dit-il, l'on se rend compte de l'extraordinaire pauvreté spirituelle engendrée par la richesse matérielle. »
Qui de nous, en effet, sans oser se l'avouer, n'a pas déjà senti, au plus profond de sa personne, ce malaise qui trahit sans retour ce que l'homme recèle de plus précieux ?
Je me souviens d'avoir moi-même souligné, comme par une impression instinctive, dans un papier précédent intitulé « Le levain », paru dans ces mêmes colonnes, combien l'appétit provoqué par la perspective « d'accumulation de biens » porte en lui-même, au fur et à mesure de ses manifestations, les germes de ce cancer moral, appelé « manque ». Le même effet que celui de la drogue ! Le manque, chez les plus riches, que plus rien n'assouvit, auquel répond tout naturellement le manque chez les plus démunis qui y voient, légitimement, une frustration. Maffesoli cite Heidegger qui, en son temps, avait relevé que le « manque provient de la richesse ».
Quand on pense que tous ces financiers, tous ces politiciens, chez nous comme ailleurs, ces journalistes et certains intellectuels qui sacrifient, au nom de ce même appétit, à la poursuite frénétique du gain et de ses appâts, ne réalisait pas combien, ce faisant, ils sont essentiellement immatures... « Une immaturité dangereuse, nous dit notre philosophe, en ce qu'elle est incapable de voir ce qui est en jeu : le désir, chez l'homme, d'un "pacte émotionnel" dans lequel la "qualité de vie" aurait sa place. »
Comme nous sommes loin, au Liban, de ce genre de réflexion qui devrait nous rappeler combien la société la plus matérialiste et la plus suiviste qu'est la nôtre a besoin de spirituel !
Et pourtant ! Nous nous proclamons orientaux et nous nous gargarisons de qualités inhérentes à notre race : le cœur avant la raison, par exemple. Le sentiment avant le calcul. Il est paradoxalement heureux, à ce propos, que le retard chronique pris par notre vie sociale par rapport au monde occidental nous ait encore laissé une marge de manœuvre dans le domaine de « l'insaisissable » à la base de la construction humaine. Nous croyons encore aux vertus de la vie familiale, de la convivialité, des échanges amicaux, bien que souvent superficiels et parfois hypocrites.
Mais « il ne sert de rien, face aux conséquences, de se contenter d'un humanisme de façade qui n'est qu'un humanisme sans entrailles », poursuit Maffesoli. Là est l'essence de la crise en question.
« Felix culpa », bienheureuse crise, qui nous vaudra la salvation, à condition de la considérer avec intelligence et humilité. En ce sens, je me réjouis des signaux alarmants que la crise mondiale nous envoie. L'autre soir, au cours d'une émission télévisée, je voyais défiler avec ahurissement le reportage imaginé de ce que serait notre monde pas plus loin que 2075.
Un monde exsangue, orphelin de ses ressources naturelles, usé jusqu'à la moelle, dans lequel on aurait arrêté et supprimé les véhicules traditionnels faute de pétrole. Un monde qui essaie, parce qu'il ne s'était pas repris à temps, de fonctionner à l'écologie, remplaçant les avions par des dirigeables hydrogénés, les voitures par des moyens de transport électriques et la pénurie d'eau par un rationnement draconien au milieu de catastrophes naturelles en tout genre : les glaciers des pôles qui s'effritent, les océans qui gonflent et submergent une partie des côtes un peu partout, la sécheresse qui sévit en Afrique et en décime les populations, les émigrations massives qui envahissent ce qui reste de l'Europe, sans parler des tempêtes et des inondations monstrueuses dont nous commençons, déjà, à voir les premiers échantillons.
Je n'ai pas pu m'empêcher de zapper le programme et ne pas en connaître la conclusion. Mais j'ai reçu le message. Il est dantesque et incontournable !
Notre écrivain national Amin Maalouf sortira, en mars prochain, son essai sur sa vision du monde, telle que le monde se laisse aller. Nous aurons à le méditer. Comme nous devrions méditer, dès à présent, sur notre comportement individuel à l'échelle nationale.
Allons, trêve de standardisations aveugles et de fausses promesses de prospérité en perspective ! De quelle prospérité, par ailleurs, peut-il s'agir si nous continuons, dans ce mouchoir de poche qu'est le Liban, à nous grignoter les uns les autres au nom d'idéaux politiques que le monde a déjà vomis ? Avant de parler élections, défense, armements, Palestiniens, Syriens, Arabes ou Iraniens, si nous regardions tout bonnement les lacunes mortelles qui sont en train de ravager notre vie : les plages polluées, les décharges puantes, la parcimonie d'un courant électrique mal alimenté par un carburant en voie de disparition, les artères des villes idiotement élargies pour se terminer en goulot quelques centaines de mètres en amont, les lois désuètes et, de toutes façons, si mal appliquées, l'absence totale d'urbanisme, d'écologie, de pitié pour une nature naguère généreuse et qui agonise aujourd'hui sous nos regards éteints. À côté de cela, la « haine » entre des chefs politiques agrippés à leur statut comme une ventouse indécrottable, les injures, les menaces chaque jour plus variées que l'on échange à travers micros et médias, la stagnation d'un négativisme général qui engloutit, jusqu'à les faire rougir de honte, les anciennes rivalités communautaires qui font figure maintenant de taquineries d'écolier.
Regardons donc du côté de nos jeunes générations ! Il n'y a pas bien longtemps, c'était l'Afrique qui jouait pour le Libanais le rôle du Pérou. On en est revenu, pour la plupart, chassés à coups de gourdin, ou presque. L'envahissement des contrées arabes par nos jeunes loups n'aura pas duré bien davantage. Stoppés, bloqués par la crise actuelle, les voilà qui refluent vers une patrie désorganisée et chancelante n'ayant à leur offrir que les joutes verbales d'un Michel Aoun face à un Joumblatt dangereusement hilare et un Hariri mielleusement méprisant.
Que reste-t-il à nos enfants, sinon la seule espérance du renouveau qui doit provenir de l'intérieur de chacun de nous ? Se remettre au travail. Non pas tant « produire » que « créer » en sélectionnant nos futures options, en commençant par des élections honnêtes et intelligentes. En nous repliant sur une éducation à retrouver, une vie sociale à redéfinir selon une économie saine, faite de réajustements, de privations salutaires, de décence dans les comportements, de programmes éducatifs à diffuser sur nos écrans en remplacement de ces métrages kitsch où la vulgarité le dispute à la violence... et j'en passe. Je pourrais écrire pendant des heures pour citer une litanie qui n'en finirait pas.
Ce qu'il nous faut, c'est une charte nationale de la bonne volonté, érigée en Constitution, intangible et sacrée, dans le but de sauver ce qui peut encore l'être. Une redéfinition, à l'échelle publique, du sens à donner, pour chacun, au mot religion et non à des doctrines religieuses qui divisent et avilissent plus qu'elles ne sanctifient. Le Liban, aussi misérable que soit sa situation actuelle, a quelque chose à offrir : le retour à une « terre-mère », horizontalement, sous l'éclairage d'un esprit divin bien compris.
J'emprunte l'expression encore une fois à mon philosophe ci-haut cité. Une terre-mère non plus à utiliser, mais une terre-mère porteuse de vie. Agir en créant dans les limites de nos frontières, agir en aimant dans les limites de notre quotidien, tout simplement. Comme le dit si merveilleusement Teilhard de Chardin : « Il ne s'agit pas tant pour l'homme de faire de grandes choses dans la vie, que de faire grandement la moindre des choses. » !
C'est dans ce contexte-là et « au prix des choses sans prix » que nous renvoie cette crise : celui du luxe de la vie.

Louis INGEA
Paru dans Le Figaro du 9 janvier dernier, un article de Michel Maffesoli, philosophe et professeur à la Sorbonne, m'a profondément impressionné.« Vous avez dit crise ? » demande-t-il. Encore faut-il réaliser le sens véritable à donner à ce mot. Et ce qui se cache derrière ou, surtout, s'annonce à...

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