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Nos Lecteurs ont la Parole - Échos de l’Agora

Sur le chemin de Canossa

Par Pr Antoine COURBAN
En distinguant la sphère de César, tout en la légitimant, de celle de Dieu, Jésus de Nazareth a introduit une rupture majeure dans la culture humaine. Mais comment pouvoir distinguer les limites de l'une et de l'autre sphère ? Comment renoncer à se représenter le pouvoir d'un monarque ou d'un souverain comme formant un pont entre ces deux domaines d'exercice de la souveraineté ? Qui est premier dans la cité ? L'évêque ou le monarque ? À cette dernière question, l'Orient chrétien privilégiera la primauté du pouvoir civil, celui de l'empereur romain, alors que l'Occident penchera plutôt en faveur de la primauté du pontife romain, l'évêque de Rome. Les historiens n'en finiront jamais de gloser sur cette évolution qui illustre la violence des rapports entre le pouvoir civil et le pouvoir du magistère de l'institution ecclésiale.
On impute, à tort probablement, à saint Grégoire de Nysse la mise en garde suivante : « S'attaquer à l'Église, c'est s'attaquer à l'empire et c'est mettre en danger la puissance des Romains. » L'avertissement que le magistère de la juridiction maronite vient de lancer solennellement (à l'encontre de quiconque s'en prendrait, par des propos diffamatoires ou insultants, à la personne du patriarche maronite et à celles des membres de son synode) résonne comme un écho aux paroles supposées de Grégoire de Nysse, une des figures les plus illustres parmi les pères Cappadociens.
Nul n'a oublié le geste mémorable de saint Ambroise, évêque de Milan, prenant contre l'empereur Théodose des mesures disciplinaires d'une sévérité exemplaire. Après les massacres des juifs de Thessalonique en 390, l'évêque de Milan interdit à l'empereur l'accès aux lieux de culte. Théodose, le maître du monde, finira par prendre l'initiative de mettre genou à terre et de demander pardon afin de se réconcilier avec l'Église et, donc, de s'assurer la fidélité de ses sujets.
Le cas de l'empereur germanique Henri IV est encore plus remarquable. Lorsque le pape Grégoire VII refuse que les évêques soient nommés par des laïcs, l'empereur oblige le concile de Worms à déposer le pape en janvier 1076. Grégoire réplique immédiatement en excommuniant Henri et en déliant tous ses sujets de leur serment de fidélité. Les princes germaniques menacent de déposer Henri. Ce dernier n'a pas le choix. Il prend l'initiative humiliante de passer les Alpes en plein hiver, dans des conditions éprouvantes. Arrivé sous les murs de Canossa, où résidait le pape, l'empereur attend pieds nus et revêtu d'une simple chemise, durant trois jours et trois nuits. Grégoire finira par accepter de recevoir son impérial pénitent et de le réintégrer au sein de la communion ecclésiale.
La localité de Bkerké sera-t-elle un moderne Canossa libanais ? Verrons-nous sur les chemins ensoleillés de cette charmante colline boisée une procession de pénitents d'un genre inédit ? Une excommunication prononcée aussi solennellement que l'avertissement que Mgr Raï vient de rendre public serait un geste extraordinaire. Comme mesure disciplinaire, nul ne met en doute son bien-fondé, elle serait plus que largement méritée aux yeux du Droit Canon. Mais, du point de vue politique, il est permis de craindre qu'elle ne transforme le coupable en une sorte de victime inopportune d'autant plus que le(s) candidat(s) aux foudres patriarcales ont une tendance naturelle à jouer sur l'ostracisme ou la victimisation qui s'exerceraient contre eux. Ils s'arrogent impunément le droit de jouer les redresseurs de torts et les donneurs de leçons quand ils ne s'en prennent pas, avec un langage offensant, à quiconque ne pense pas comme eux.
Plusieurs affiches publicitaires de la campagne électorale sont particulièrement éloquentes à ce sujet. « Sois libre pour une fois », proclament certaines, pour dire « vote pour moi ». Ce ton d'un autre âge est révélateur de la pensée totalitaire, « politiquement correcte », de certaines forces politiques. Les mêmes forces n'hésitent pas à proclamer que leur programme est un projet de laïcisation des institutions et de séparation du temporel et du spirituel. Par conséquent, les mêmes propagandistes, ne craignant point le ridicule, vous noient sous une phraséologie « anticléricale » aux accents on ne peut plus « jacobins ».
La majorité des Libanais chrétiens sont partisans de la séparation nette des pouvoirs et de la laïcisation des institutions. Ils ne comprennent pas cependant pourquoi les partisans du général Aoun s'évertuent à vouloir concilier le ciel et l'enfer. D'un côté, ils affirment que leur programme est un projet laïque qui voudrait sortir le « prêtre » et le « cheikh » de la vie publique. Pour atteindre un tel but, ils ne trouvent rien de mieux que de s'allier à un parti qui prône l'instauration d'une république islamique, où l'usage de la violence est fait au nom de Dieu. La crédibilité de ces partisans gagnerait en valeur le jour où, au nom de l'élémentaire cohérence anticléricale, ils se désolidariseraient de leur partenaire qui ne cache ni son cléricalisme théocratique ni sa vision totalitaire de la société. En attendant une telle opportunité, on pourrait rappeler, aux uns et aux autres, que Bkerké est certes le siège d'une juridiction ecclésiastique (dont l'auteur de ces lignes ne relève pas). Mais, qu'on le veuille ou non, Bkerké est aussi un symbole de l'image d'un Liban ouvert sur le monde entier, d'un Liban des libertés et du Liban du « vivre-ensemble ».
C'est pourquoi, on peut paraphraser l'injonction de saint Grégoire de Nysse : « S'attaquer à l'Église, c'est s'attaquer à l'empire et c'est mettre en danger la puissance des Romains », et dire aux amateurs de la chose fasciste : « S'attaquer à Bkerké, c'est s'attaquer au Liban et c'est mettre en danger la présence chrétienne en Orient. »
En distinguant la sphère de César, tout en la légitimant, de celle de Dieu, Jésus de Nazareth a introduit une rupture majeure dans la culture humaine. Mais comment pouvoir distinguer les limites de l'une et de l'autre sphère ? Comment renoncer à se représenter le pouvoir d'un monarque ou d'un souverain comme formant un pont entre...

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