Rechercher
Rechercher

Actualités - interview

Interview « Il nous manque un instrument fort de mise en œuvre des droits de l’homme »

Propos recueillis par Émilie SUEUR Le 10 décembre prochain, la Déclaration universelle des droits de l’homme aura 60 ans. Stéphane Hessel, l’un des participants à la rédaction de ce texte fondamental, revient sur cet événement et dresse un état des lieux. Q- Pouvez-vous décrire ce que vous avez ressenti le 10 décembre 1948, jour de l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme ? R- « Ce jour fut un moment exceptionnel dans ma vie personnelle et dans ma carrière de diplomate, car nous attendions avec espoir, mais sans certitude que les 56 États réunis dans le cadre de la troisième Assemblée générale des Nations unies votent en faveur de ce texte sur lequel nous avions travaillé durant les 3 années précédentes. Un texte à la préparation duquel j’avais participé en tant que jeune fonctionnaire du gouvernement français détaché auprès du secrétaire général des Nations unies. Nous avions l’espoir que personne n’ose voter contre ce texte qui a finalement été adopté à une large majorité, avec seulement quelques abstentions. Avec ce texte, l’humanité entière est entrée dans une nouvelle phase où une chose essentielle, à savoir les droits fondamentaux de la personne humaine, était affirmée pour l’ensemble de la planète. Le terme universel était d’ailleurs dû à la proposition de René Cassin. » Q- On a souvent parlé de René Cassin comme l’un des moteurs du comité rédactionnel, ou encore de l’énergie d’Eleanor Roosevelt. Quelle a été la contribution du Libanais Charles Habib Malik, également membre du comité de rédaction ? R- « Nous avons eu la chance d’avoir parmi nous un grand Libanais, Charles Malik, qui a apporté une contribution essentielle à la rédaction de ce texte. Nous tenions tous à ce que ce texte se réclame de toutes les traditions, qu’elles soient culturelles ou religieuses. Or le Liban est un acteur où toutes les religions se retrouvent, et parfois se disputent, mais qui sont dans l’ensemble partenaires. En ce sens, la contribution de Charles Malik était essentielle. » Q- Quelles étaient les principales innovations de la Déclaration universelle des droits de l’homme ? R- « Le plus important est son caractère universel. Le texte a cette ambition de donner à tous les citoyens du monde la possibilité de vivre ensemble en paix, dans le développement et la coopération. Un autre élément important est la mention des droits sociaux et culturels. Nous les avons placés sur le même plan que les droits civiques et politiques. Ces droits sont indissociables et également prioritaires. Un autre point important encore, inscrit dans le préambule du texte, est l’égalité entre hommes et femmes. Le texte appelait les gouvernements et les peuples à accomplir de nombreux progrès qui, aujourd’hui, sont encore loin d’avoir été accomplis. Il faut que les gouvernements de bonne volonté et les organisations civiles continuent à guider les efforts. » Q- Soixante ans après l’adoption de la déclaration, quelles sont les principales avancées enregistrées, quelle sont les promesses non tenues ? R- « Beaucoup de promesses n’ont pas été tenues, et parfois par des pays puissants comme les États-Unis sous la double administration Bush avec notamment les prisons de Guantanamo et d’Abou Ghraib. Je pense également à Israël, un pays qui doit son existence aux Nations unies, à une résolution onusienne, et qui viole les droits fondamentaux de son voisin palestinien. Je pense également au Darfour et aux crises qui ensanglantent de nombreux pays africains. En 1948, des objectifs ont été définis qui, soixante ans plus tard, sont loin d’être atteints. Il y a néanmoins eu des progrès, comme la décolonisation, la fin de l’empire stalinien et la fin du régime d’apartheid en Afrique du Sud. Aujourd’hui, il y a tout de même plus de régimes démocratiques qu’il n’y en avait il y a encore 30 ans. Mais cela ne suffit pas. Aujourd’hui, nous ne devons pas nous contenter de commémorer le soixantième anniversaire de la déclaration, les nations doivent prendre un engagement nouveau pour que le respect des droits de l’homme et de la liberté soit réalisé. » Q- Vous avez mentionné la crise de Darfour. Nous pourrions également évoquer la crise des Balkans, ou encore le génocide rwandais. Au regard de ces crises, pensez-vous que les droits de l’homme puissent être efficacement défendus et protégés sans droit d’ingérence ? R- « Ingérence est un mot dangereux, l’ingérence fait peur. Elle suscite des réactions violentes de la part d’États qui se veulent souverains, même si leur souveraineté n’est qu’un leurre. L’ingérence ne peut être justifiée que si elle émane d’une organisation légitime comme le Conseil de sécurité. Cela dit, on ne peut et on ne doit pas rester insensible quand des violations sont perpétrées dans un pays. Nous devons porter assistance aux victimes, c’est une obligation, un devoir inscrit dans les différents pactes et conventions qui ont émané de la Déclaration universelle des droits de l’homme. » Q- Si le texte de la Déclaration universelle était présenté aujourd’hui, pensez-vous qu’il serait adopté ? R- « La conscience morale de l’humanité n’a pas baissé. Si aujourd’hui, l’on présentait un texte de ce genre, je ne pense pas qu’un État oserait s’y opposer de peur d’être confronté à la réaction de son peuple. Mais il ne s’agit pas seulement de voter un texte, il faut l’appliquer, le mettre en œuvre. Aujourd’hui, il y a beaucoup plus d’États qu’en 1948, soit 192 aux Nations unies contre 56 il y a 60 ans. Combien de ces 192 États sont réellement attachés à la défense des droits de l’homme ? Malheureusement pas beaucoup. Nous ne pouvons, en outre, nous en tenir à l’action des gouvernements. Il faut une pression populaire, comme dans le cas de l’agression israélienne contre le Liban durant laquelle la conduite israélienne ne fut absolument pas conforme au respect des droits de l’homme. » Q- Que manque-t-il, aujourd’hui, à la Déclaration universelle des droits de l’homme ? R- « Il ne manque aucun terme à cette déclaration car elle contient toutes les valeurs fondamentales. Nous manquons toutefois d’un instrument fort de mise en œuvre de ces droits. Le Conseil des droits de l’homme de l’ONU est un instrument utile, mais insuffisant. Ce Conseil devrait être doté d’autorité et de ressources pour être véritablement efficace. » Q- L’ONU et le Conseil de sécurité, en particulier, ont également montré leurs limites au cours des dernières décennies dans la gestion des crises et la protection des droits de l’homme. R- « Effectivement, et c’est un mal qu’il faut combattre. Aujourd’hui, nous pouvons espérer que le président élu Barack Obama se comportera de manière différente de son prédécesseur. Nous pouvons espérer, également, que l’Union pour la Méditerranée, rassemblement d’États européens et méditerranéens, parvienne à faire pression pour que les droits de l’homme soient respectés dans cette région si importante du monde. Nous pouvons espérer, mais ne devons pas avoir la naïveté de croire que de nouveaux textes vont suffire à empêcher la brutalité de certains gouvernements plus préoccupés par leur sécurité que par la législation sur les droits de l’homme. » Regards croisés sur les droits de l’homme Les droits de l’homme sont vécus et perçus très différemment dans le monde, comme l’attestent les témoignages recueillis par l’AFP. PARIS « Les droits de l’homme et les droits sociaux qui y sont associés ont perdu beaucoup de leurs forces. À vrai dire, tout le monde s’en fout un peu... Il faut que les hommes vivent sur un pied d’égalité et dans des conditions décentes. Le logement fait partie de ces droits fondamentaux. Malheureusement, depuis quelques années, ils régressent mondialement. Sur la planète, de plus en plus de gens vivent dans des bidonvilles du fait de l’exode rural. Même dans les pays riches et protégés comme le nôtre, il y a augmentation des sans-abri. » Jean-Baptiste Eyraud, porte-parole de Droit au logement, mouvement français de défense des mal-logés. RIO DE JANEIRO « Les droits de l’homme sont un concept théorique créé par une société qui se considère supérieure aux autres formes de vie. Les droits de l’homme ne suffisent plus quand l’être humain se sépare de la nature et s’arroge le droit de détruire l’autre pour sa seule satisfaction. Si l’être humain ne sent pas qu’il fait partie d’un tout, tout droit ne sera que partiel, même les droits de l’homme. » Daniel Munduruku, Indien d’Amazonie de l’ethnie Munduruku, écrivain et président de l’Institut indigène brésilien pour la propriété intellectuelle. RAMALLAH (Cisjordanie) « Pour moi les droits de l’homme, c’est surtout le droit de vivre en liberté et dans la dignité, ce qui n’est pas du tout le cas en Palestine... Il m’est arrivé de dormir dans l’usine faute d’avoir pu regagner mon village en raison des barrages israéliens. D’après ce que j’ai lu sur les droits de l’homme, la force occupante doit les garantir même si elle occupe notre terre. Or j’ai 50 ans et je ne me suis jamais senti en sécurité, ni moi ni mes enfants. Les Palestiniens sont privés des droits humains les plus élémentaires dont jouissent les gens ailleurs dans le monde. » Samir al-Abed, employé dans une usine de détergents à Ramallah. GOMA (RDCongo) « L’existence de la Déclaration universelle des droits de l’homme nous aide à lutter... Malheureusement, les femmes sont ignorantes, surtout dans les milieux ruraux : elles ne savent pas qu’elles ont des droits reconnus au niveau mondial. Cela fait plus de 20 ans que je travaille avec des femmes, et elles ne connaissent toujours pas ces textes... De toute façon, ce sera toujours difficile pour les femmes du Nord-Kivu, parce que dans un contexte de guerre, personne ne respecte les droits de l’homme. » Justine Masika Bihamba, responsable d’une association de défense des femmes victimes de violences sexuelles dans l’est de la RDC, où au moins 40 femmes sont violées chaque jour. DJAKARTA « En Indonésie, nous avons encore de nombreux cas de violation des droits de l’enfant. Beaucoup continuent de faire des travaux très dangereux, sans avoir le choix car leurs familles sont pauvres. Le pire, c’est le travail forcé et le trafic de drogue. Les autorités continuent de considérer les enfants impliqués dans le trafic de drogue comme des criminels, plutôt que comme des victimes. » Rafendi Djamin, coordinateur de l’organisation internationale Human Rights Watch pour l’Indonésie. MOSCOU « La liberté d’expression en Russie n’existe pas... Si les lois fonctionnent, alors il y a liberté de parole. En Russie, la loi ne fonctionne pas. Malheureusement, il n’y a ni soutien de l’État au respect de la déclaration ni soutien de la société. 5 % à 6 % de la population (ayant accès aux médias alternatifs), c’est le nombre de personnes dont on peut dire qu’ils vivent dans des conditions de liberté d’expression. La télévision russe, c’est de la propagande totale ! Environ 80 à 90 journalistes sont physiquement agressés chaque année. » Oleg Panfilov, directeur d’un centre russe de journalisme. La Déclaration universelle des droits de l’homme en chiffres 10/12/1948 : Ce jour-là, à Paris, les 56 États membres de la toute jeune Organisation des Nations unies se prononcent sur un texte historique, la Déclaration universelle des droits de l’homme. 48 États votent pour ce texte, aucun contre et huit (l’URSS et ses satellites, l’Arabie saoudite et l’Afrique du sud) s’abstiennent. Trois ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale et le traumatisme d’Auschwitz et de Hiroshima, la communauté internationale se dote, dans la ville où avait été proclamée, en 1789, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, d’une nouvelle Déclaration des droits de l’homme, universelle cette fois-ci. Si la DUDH est une déclaration et non un texte juridique, elle n’en a pas moins été le catalyseur ou la source d’inspiration, aux cours des dernières décennies, d’une série de conventions et pactes légalement contraignants relatifs aux droits de l’homme. Parmi ceux-ci, la Convention de Genève relative au statut des réfugiés (1951), la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (1965), le Pacte relatif aux droits civils et politiques et le Pacte relatif au droits économiques, sociaux et culturels (1966), la Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes (1979) et la Convention contre la torture ou les traitements cruels, inhumains ou dégradants (1984). 30 : C’est le nombre d’articles de la déclaration. Le premier stipule que « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits ». Ces droits humains, civils, économiques, sociaux et culturels sont « inaliénables » et « indivisibles ». 6 : C’est le nombre de personnes qui ont joué un rôle central dans la rédaction de cette déclaration universelle. Une féministe engagée d’abord, Eleanor Roosevelt qui, à la mort de son époux, le président américain Franklin D. Roosevelt, assure la présidence de la commission chargée de rédiger la DUDH. René Cassin, juriste et diplomate français, représentant de la France à l’ONU, a rédigé plusieurs articles de la déclaration. En 1968, il recevra le prix Nobel de la paix. John Peters Humphrey, avocat et diplomate canadien, est le responsable de la Division des droits de l’homme au secrétariat de l’ONU en 1946. Le premier, il rédigea l’ébauche du document de 400 pages qui, après débats et remaniements, devint la déclaration universelle. La France est également représentée par Stéphane Hessel, diplomate, ambassadeur de France et ancien résistant. Un Libanais, Charles Habib Malik, fait partie de cette prestigieuse équipe. Rapporteur de la commission des Droits de l’homme de l’ONU, il est souvent désigné comme la « force motrice », avec Mme Roosevelt, de l’équipe rédactionnelle. Seul représentant d’une nation asiatique, le Dr Chang, un Chinois, est le vice-président de la commission des Droits de l’homme de l’ONU. Fervent défenseur du pluralisme, il affirmait qu’il n’existait pas « un seul type de réalité suprême et que la déclaration ne devait pas se faire le reflet des seules idées occidentales ». 330 : C’est le nombre de traductions différentes de la déclaration. La DUDH est le document le plus traduit au monde.
Propos recueillis
par Émilie SUEUR

Le 10 décembre prochain, la Déclaration universelle des droits de l’homme aura 60 ans. Stéphane Hessel, l’un des participants à la rédaction de ce texte fondamental, revient sur cet événement et dresse un état des lieux.

Q- Pouvez-vous décrire ce que vous avez ressenti le 10 décembre 1948, jour de l’adoption de la...