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Actualités - OPINION

Beyrouth, la belle Andalouse, ou le bal chez Samir Kassir Antoine COURBAN

Le 2 janvier 1492, le sultan Boabdil remettait officiellement les clefs de Grenade aux rois catholiques. Al-Andalus venait de rendre son dernier souffle après huit siècles d’existence. Deux mois plus tard, Ferdinand et Isabelle signaient le décret d’expulsion des juifs qui vivaient depuis des temps immémoriaux avec les chrétiens et les musulmans. On leur accorda quatre mois de délai afin de plier bagages. Le Grand Inquisiteur Torquemada ajouta neuf jours de plus, dans son immense mansuétude. Hispania, cette expérience unique du « vivre-ensemble » en Europe, n’était plus. « Fallait-il que le sentiment d’appartenance à autre chose que la religion fût suffisamment fort pour que les juifs chassés d’Espagne aient pris, en se dispersant de par le monde, le nom de sefardim, c’est-à-dire espagnols(1) », répandant la langue et la culture de Sefarad, nom hébreu de l’Espagne d’al-Andalus. « Vivre-ensemble »? Lors de sa bénédiction urbi et orbi de Pâques 1995, Jean-Paul II avait recommandé, en italien, una convivenza entre les peuples. Le mode de vie de l’Andalousie arabe, Al-Andalus/Sefarad, s’appelle en espagnol convivencia. L’Académie française introduisit le terme « convivance » en 2004. Le « vivre-ensemble » est bien plus qu’une simple cohabitation ou une coexistence qui ne sont que juxtapositions de choses différentes. La « convivance » est une mentalité, une culture, une certaine manière d’exister ensemble. Beyrouth en est l’ultime point de chute dans un monde tenté par l’hégémonie territoriale que les crispations identitaires entraînent. C’est pourquoi, en 1997, Jean-Paul II, parlant en français cette fois-ci, proclama le Liban comme pays-message. Ce message s’appelle en toute simplicité « convivance », il est explicitement proclamé dans « La Charte européenne de convivance ». Il était celui de al-Andalus. Déjà au IVe siècle, Libanios le rhéteur chantait la « douceur exquise » de la vie dans la très cosmopolite Antioche, capitale du Levant, à laquelle succédera la Damas des Omeyyades qui emmèneront avec eux cette exquise douceur dans Sefarad/al-Andalus. La convivance dit une société ouverte, pluraliste, tolérante. Elle dit aussi un goût prononcé pour la science et la culture. Elle proclame une urbanité exquise, un goût pour l’opulence et la sociabilité. Cette convivance est le message du Liban, elle s’appelle Beyrouth. Au XIIIe siècle, le roi de Castille Alphonse X le Sage, admirateur des lumières d’al-Andalus, décida de construire une medressa commune aux trois monothéismes. Aujourd’hui, un tel projet est-il concevable ailleurs qu’à Beyrouth ? Cette ville rebelle à toute forme d’oppression, cette ville brouillonne mais bouillonnante de vie, est à la fois la dernière Tolède, l’ultime Grenade, l’Antioche la plus urbaine. Camille Aboussouan dit : « Le dernier lampion de Byzance ». Allez du côté de Bab-Edriss, qu’on appelle sottement « downtown », jusqu’au modeste petit square où la statue souriante de Samir Kassir repose dans l’ombre fraîche de deux immenses ficus plus que centenaires. Un plan d’eau où scintillent des milliers et des milliers de petits rayons de lumière que filtrent les feuillages. En face, la délicieuse petite mosquée à cinq coupoles byzantines rappelle son modèle, l’église des Saints-Apôtres de Constantinople. Samir sourit. À l’immeuble de son journal an-Nahar vers lequel il tourne le regard ? Peut-être. Mais si vous prenez la peine de vous arrêter un instant, vous comprendrez pourquoi Samir sourit. Tous les oiseaux du ciel de Beyrouth se sont donné rendez-vous entre les branches des deux grands arbres qui étendent leur ombre sur la place. Une cacophonie incroyable emplit l’air sans l’alourdir, et où chaque oiseau chante à sa façon la douceur du « vivre à Beyrouth », la douceur de la liberté que respire l’air du Liban, la douceur de la convivance libanaise. Ces milliers d’oiseaux qui gazouillent sont comme la foule immense de cette journée du 14 mars dont l’âme s’appelle Samir Kassir. Mais pour l’âme de Samir, tué par les prédateurs de Beyrouth, le chant des oiseaux de sa volière inédite est l’écho de la fête du 14 mars 2005. La foule était là pour offrir son corps à Beyrouth afin de protéger la ville de la convivance, des ambitions des prédateurs de la cité. Ils n’aiment pas Beyrouth, ils la détestent parce qu’elle leur échappera toujours. Elle ne leur livre pas son sol pour qu’ils le découpent en territoires où leur hégémonie d’un jour pourra régner. Elle les fascine, elle excite leur passion mais refuse d’être possédée par un despote, un tyran, un vicaire du ciel ou un dictateur militaire. La littérature espagnole rapporte un surprenant dialogue sur les bords du Guadalquivir, entre le roi Don Juan et la ville de Grenade avant sa chute. La voyant de loin, le roi en tombe éperdument amoureux et lui avoue sa flamme et son désir, lui promettant monts et merveilles. La dernière ville d’al-Andalus lui répond : « Je suis mariée, roi Don Juan / je suis mariée, non point veuve, Le Maure auquel j’appartiens / m’aime et il me veut grand bien. » Beyrouth de la convivance est ainsi. Elle refuse de livrer son corps. Quant à son âme, elle la laisse chanter par le gazouillis des oiseaux de Bab-Edriss, au bal chez Samir Kassir. Antoine COURBAN (1) Florence Delay, Une très vieille convivance, discours public du 26/10/2004 à l’Institut de France.
Le 2 janvier 1492, le sultan Boabdil remettait officiellement les clefs de Grenade aux rois catholiques. Al-Andalus venait de rendre son dernier souffle après huit siècles d’existence. Deux mois plus tard, Ferdinand et Isabelle signaient le décret d’expulsion des juifs qui vivaient depuis des temps immémoriaux avec les chrétiens et les musulmans. On leur accorda quatre mois de...