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FEUILLE DE ROUTE Avant qu’il ne soit trop tard... Michel HAJJI GEORGIOU

Je suis guidé par un signal venant des cieux Je suis guidé par cette tache de naissance sur ma peau Je suis guidé par la beauté de nos armes D’abord, nous prenons Manhattan, et puis Berlin. Leonard Cohen, First We Take Manhattan, 1988. Il faut reconnaître, certes, qu’une trêve, même autour d’un mauvais compromis, est toujours (provisoirement) meilleure qu’une guerre, la règle étant forcément et par-dessus tout la protection de la vie humaine. Il faut aussi reconnaître au président de la République, dont la tâche est des plus difficiles, qu’il s’est élevé jusqu’à présent au-dessus de toutes les attentes (peu positives, il faut l’avouer, lorsqu’il s’agit de généraux au pouvoir), même s’il n’est encore qu’au début d’un parcours semé d’embûches. Ce que Michel Sleiman a surtout réussi à faire, du moins jusqu’à présent, c’est une rupture, dans le style, avec la démagogie et le populisme bon marché (surtout en milieu chrétien), deux points forts (et fort irritants) de son inénarrable et indigeste prédécesseur. Le ton posé, calme et rationnel, sans grandes formules ni slogans grandiloquents et pompeux, n’est pas sans rasséréner un tantinet, tant le déchaînement des passions et la volonté d’exciter les foules ont pris le dessus sur l’entendement au cours des dernières années. Du nouveau président, on pourra également retenir son engagement à vouloir respecter les libertés publiques et s’ouvrir à la jeunesse et à l’émigration, ainsi que sa volonté, exprimée au moins dans son discours d’investiture, de restaurer à l’État (un peu de) sa dignité. À ce niveau-là, il aura sans conteste des efforts herculéens à réaliser, et il le sait probablement. D’autant que si son élection a été saluée par tous (ou presque) comme un deus ex machina inespéré, marquant la fin de la crise présidentielle, il reste que, dans l’ombre, tout le monde, aussi bien sur la scène locale que régionale, affûte ses armes en silence, profite de la trêve pour mieux préparer la guerre. Il est aussi évident que tout le monde tentera, et au plus vite, d’essayer de gagner à sa cause le nouveau président, de le phagocyter, de le neutraliser pour mieux l’écraser. Dans ce cadre, les six mois qui ont retardé l’accession au trône du commandant en chef de l’armée devraient servir d’exemple : il n’aura pas de répit, et, déjà, dans les recoins obscurs du pays – et d’autres pays « frères » – les complots vont sans doute bon train pour lui briser sa volonté, l’humilier, le transformer tout au plus en gestionnaire de crise, en « roi » sans autorité quelconque sur son royaume. Le ton aura d’ailleurs été lancé, dès le lendemain même de l’élection, durant les festivités de la banlieue sud aux accents paramilitaires de Leni Riefenstahl. Tout cela, Michel Sleiman le sait sans aucun doute. Il sait qu’il aura à rapprocher les points de vue, à colmater les brèches dans un pays qui n’en finit pas de se fissurer de partout et à l’infini ; à trouver un terrain d’entente, si possible, entre le projet statonational, souverainiste et pluraliste originel du Printemps de Beyrouth, et la joumhouriyya islamiyya monolithique et uniforme du wilayet el-faqih. Si possible. Et, pour cela, il n’a évidemment pas besoin de faire dans l’excessif, de se livrer à un souverainisme belliqueux et démagogique. Il lui suffit de défendre équitablement la souveraineté de l’État, sans oublier que nous sommes un pays meurtri, aussi bien par Damas que Tel-Aviv et Téhéran, et qu’il y a trois ans à peine, plus d’un million de personnes dans les rues de la capitale désignaient le régime de Bachar el-Assad (lequel ne renoncera pas, pour des raisons stratégiques liées à la survie de son empire, à son emprise sur Beyrouth) comme l’auteur du plus grand attentat jamais organisé au Liban, comme l’occupant honni à chasser. Il lui suffit d’aider à restaurer un peu de la crédibilité de la chose publique et de la politique, en faisant intelligemment campagne contre la corruption, sans exciter stupidement les foules contre les « voleurs » et les « pourris »... avant d’aller soi-même réclamer des ministères de services pour faire comme tout le monde ! Il suffit à Michel Sleiman, en somme, de défendre la dynamique de la fondation de l’État de droit, contre tous ceux qui cherchent à la détruire. Le rictus narquois, fort compréhensible au demeurant, qui se dessine à l’instant sur la bouche des lecteurs de cet article semble suggérer que l’entreprise relève de l’impossible. Peut-être. *** Périlleuse et difficile, la tâche de Michel Sleiman le sera immanquablement. Le nouveau président a en effet une légion d’ennemis : le premier d’entre eux, et néanmoins l’un des plus redoutables étant lui-même, et cette obsession du pouvoir qui a rendu ivre plus d’un (général). Le problème, c’est que cette confrontation avec soi sera un combat de tous les moments, de tous les instants, de toutes les décisions. Et le nouveau président devra bien choisir. Pour bien choisir, toujours, il devra aussi faire une mini-révolution, ou du moins une grande évolution, en sachant enfin s’entourer de conseillers crédibles, posés, et qui aient le sens du respect de la chose publique. L’essentiel est là, dans la mesure où bien de ces prédécesseurs, sinon combien d’hommes politiques, ont échoué à ce niveau, en prêtant l’oreille à de mesquins gnomes, avides de toujours plus de puissance, de popularité... et de maroquins. Résultat : ils ont presque toujours mal choisi. Dans ce cadre, plus le président saura se mettre du côté du droit et de la liberté, à tous les niveaux, contre l’oppression, et plus son mandat sera un succès. Cela reste très théorique, certes, mais Michel Sleiman aura plus d’une fois l’occasion de choisir, au cas par cas, entre Spinoza et Hobbes, et, pour restaurer le prestige de l’État, c’est du côté du droit qu’il devra se ranger, immanquablement, contre la force, en tentant, à chaque fois, de mettre la force au service du droit et de la justice. Ce n’est pas un hasard si, en fin de compte, un commandant en chef de l’armée a fini par être coopté à la présidence. On peut facilement imaginer que Michel Sleiman est un Léviathan, librement désigné par toutes les parties en guerre pour mettre fin à la crise et mater les hordes de loups en furie. La théorie est tentante, mais elle est fausse. Pour deux raisons majeures : d’abord, il serait très malhabile pour le nouveau président de se laisser aller au despotisme, dans la mesure où cela ne fera qu’entamer largement sa légitimité, totalement intacte à l’heure actuelle. Au contraire, sa volonté, déjà exprimée à plusieurs reprises, de défendre les libertés publiques en fera un modèle, dans un espace national où les conditions de la liberté disparaissent progressivement, remplacées par la loi du canon, du talion. Ensuite, le Hezbollah n’a toujours pas, dans les faits, accepté l’avènement de Michel Sleiman. Il ne s’agit pas là d’une question de préférences politiques, mais d’une logique globale. Toute restauration de l’autorité de l’État (étant entendu que le projet du nouveau président ne peut-être évidemment qu’au côté du projet de l’État, contre tout et tous ce et ceux qui menacent cette dynamique) ne peut que menacer l’autorité de l’État du Hezbollah. Toute émergence d’un noyau statonational au Liban remet en question la possibilité pour l’État spatial du wilayet el-faqih – le guide spirituel de la République islamique d’Iran, celui-là même auquel Hassan Nasrallah est « fier » de faire allégeance – de poursuivre son expansionnisme. Tout renforcement du monopole de la violence légitime effraye le Hezbollah, qui a développé tout un système de survie autour de ses armes, qui a transformé la communauté chiite en communauté armée et guerrière, cristallisée autour d’une martyrophilie iranienne, d’un Kerbala toujours renouvelé, d’une oppression millénaire où les déshérités doivent être résistants ou ne pas être... De plus, toute gestion équitable du pluralisme libanais par un pouvoir garant des libertés publiques est un clou dans le cercueil du projet politique totalitaire et fasciste du Hezbollah (d’ailleurs dénoncé comme une réalité par tous les intellectuels libanais de la communauté chiite), qui affirme prétendument œuvrer pour la préservation du pluralisme « parce que le waliy el-faqih, cette autorité absolue en toute chose céleste et terrestre, le lui a dit », alors même qu’il refuse de reconnaître, au sein même de la communauté chiite, l’une des caractéristiques traditionnelles de cette communauté, en l’occurrence le pluralisme des autorités, des marjaa, au profit de la seule hégémonie du waliy el-faqih. De la même manière, Michel Sleiman aura à se prémunir contre le salafisme et autres extrémismes sunnites, que l’offensive du Hezbollah contre Beyrouth, en s’en prenant aux habitants de la capitale, a dopés, et qui couvent désormais sous la cendre. La violence attire la violence, l’extrémisme son égal, et le Hezbollah, dans son blitzkrieg contre Beyrouth, a mobilisé et renforcé les partisans d’el-Qaëda. On peut même dire, sans trop se risquer, qu’il est aujourd’hui le meilleur allié objectif de ces courants-là, et que plus il continuera à se comporter sur le territoire national en conquérant, surtout dans les quartiers de la capitale et les villages de la Montagne où il est désormais détesté et perçu comme un ennemi, plus la haine contre lui risquera de donner naissance à la violence et à l’extrémisme... Et que Dieu protège alors le Liban de cette grande tumeur intégriste qui commence à le ronger du nord au sud... Ce Liban-là n’aura plus rien à voir avec l’âme évanescente du Liban, et tout pousse malheureusement à croire qu’on s’en approche à pas de géant, à moins d’un sursaut salutaire et historique. Un tel Liban, s’il devait jamais voir le jour, aucun Michel Sleiman, aucun homme, aucun Dieu, sauf celui de la folie destructrice des fous de dieux sanguinaires, ne pourrait jamais le gouverner.
Je suis guidé par un signal venant des cieux
Je suis guidé par cette tache de naissance sur ma peau
Je suis guidé par la beauté de nos armes
D’abord, nous prenons Manhattan, et puis Berlin.
Leonard Cohen, First We Take Manhattan, 1988.

Il faut reconnaître, certes, qu’une trêve, même autour d’un mauvais compromis, est toujours (provisoirement) meilleure qu’une guerre, la...