Rechercher
Rechercher

Actualités - OPINION

Vient de paraître : « Mémoires de survie » de Maria Chakhtoura Pour entrer dans l’histoire… Michel HAJJI GEORGIOU

Un peuple sans mémoire est un peuple sans histoire. Or un peuple sans histoire n’est pas un peuple. Partant, un peuple amnésique est aussi un peuple sans avenir : l’imagination, l’innovation et la réinvention ne sont possibles que dans l’antichambre de la mémoire. « La mémoire est l’avenir du passé », disait Valéry. Un peuple qui a perdu la mémoire est un peuple qui avance à grands pas vers le nihilisme et le néant. Or si la vie perd, au final, contre la mort, il faut néanmoins reconnaître avec Tzvetan Todorov que la mémoire gagne dans son combat contre le néant. … Ou du moins le devrait-elle… On n’est plus sûr de rien quand on en vient au Liban. Notre pays a le don de détruire toutes les certitudes, de falsifier tous les théorèmes, de laminer toutes les catégories d’analyse. Le « miracle » libanais, s’il en est réellement, c’est bien de pouvoir combiner l’ordre et l’anarchie, la rupture et la communication, l’individualisme et le sociétal, l’amour et la haine dans une symbiose éternellement inachevée, dans un avortement sans cesse renouvelé de tous les idéaux, de toutes les utopies, de tous les projets. Le Liban sait, depuis sa fondation, montrer tous ses visages, se transformer alternativement, et avec la même passion, en paradis, champ de batailles et cimetière. Et cela suffit de rechercher dans une pseudorépétition de l’histoire – encore une manifestation de ce fatalisme bien de chez nous – une justification à la reproduction des mêmes erreurs ! Il va bien falloir commencer à assumer ses responsabilités sans plus rechercher de boucs émissaires : c’est d’ailleurs là que commence la citoyenneté. Ce n’est rien moins qu’un acte de citoyenneté – un acte de « résistance culturelle », dirions-nous, face à la médiocrité et à cette tyrannie de la violence que certains tentent aujourd’hui de nous imposer par les moyens les plus pernicieux – que Maria Chakhtoura a voulu faire à travers ses Mémoires de survie, son recueil de reportages réalisés sous le feu de la mitraille, durant la guerre incivile. Cet acte de résistance culturelle, Maria Chakhtoura l’a fait en deux temps. Au moment même où elle réalisait ses reportages, d’abord. Aussi a-t-elle plus d’une fois bravé la mort pour faire son devoir de reporter ; pour montrer que le malheur s’était abattu sur tout un peuple et que, de toutes parts, l’on se mobilisait, mus par cette formidable énergie de l’espérance, ce vouloir-vivre qui déplace des montagnes, pour organiser sa survie. Ce faisant, Maria Chakhtoura a, consciemment ou inconsciemment, œuvré pour l’unité, transcendant les barricades artificielles des lignes de démarcation pour montrer un être humain déterminé à exister rationnellement au cœur de l’absurde, au moment où, de part et d’autre, beaucoup s’acharnaient à le détruire. Le deuxième acte de résistance culturelle de Maria Chakhtoura est sa décision de reproduire ces articles maintenant, dans le cadre de l’impératif devoir de mémoire. Un moyen comme un autre d’interpeller ces jeunes qui se tapent dessus dans les universités en rêvant, le soir, que reviendra un jour « le bon temps », celui des armes, pour qu’ils en finissent avec ces frères qui les dérangent. Je suis né en 1979. Mon enfance s’est désagrégée dans les derniers éclats d’obus, ceux des batailles sauvages, fratricides et illusoires de la fin des années 80. J’avais 11 ans le jour où le canon s’est tu, et, comme toute ma génération, comme toutes les générations qui m’ont précédé, je me souviens. Mais tous ces jeunes qui se disent prêts à reprendre les armes aujourd’hui pour de vieux slogans, de vieilles idéologies et de vieilles idoles – qui, quoique ancrés dans ce présent imbécile, appartiennent plus que jamais au passé – que savent-ils de la guerre ? N’ont-ils pas grandi dans les mythes et les mensonges, dans l’entretien de mémoires cloisonnées par les lignes de démarcation intangibles, atomisées par les conflits et les querelles d’influence, artificiellement reprogrammées par les discours barbares et meurtriers de pseudoélites de pacotille ? Ces jeunes liront-ils le recueil d’articles de Maria Chakhtoura ? Pourront-ils palper du doigt cette mémoire collective qui continue de leur échapper pour comprendre ce que l’enfer veut dire et ce dont la violence est capable ? Pourront-ils éluder et démystifier cette propagande de la « pureté des origines », selon laquelle « c’était mieux avant » ? Pourront-ils cesser de célébrer certaines dates d’un temps révolu qui ne veulent plus rien dire ? Mettront-ils fin à leur régression intellectuelle pour commencer à réfléchir à l’avenir, innover et avancer ? Rien n’a jamais été aussi sûr. La haine opère en dehors du champ de la raison. Elle peut entraîner une société vers l’autodestruction. Les peuples qui n’ont plus de voix n’en ont pas moins de la mémoire, disait Benjamin Constant. Pour rendre justice à Maria Chakhtoura et à l’ensemble de ceux qui continuent à résister par la pensée et la culture, comment faire en sorte que, du fond de l’âme libanaise, s’élève une voix ferme et déterminée à débloquer toutes les mémoires pour que l’on puisse enfin générer une culture de vie, plutôt que de sombrer encore dans cette « non-odeur incolore de mort » (Burroughs) ?
Un peuple sans mémoire est un peuple sans histoire. Or un peuple sans histoire n’est pas un peuple. Partant, un peuple amnésique est aussi un peuple sans avenir : l’imagination, l’innovation et la réinvention ne sont possibles que dans l’antichambre de la mémoire. « La mémoire est l’avenir du passé », disait Valéry.
Un peuple qui a perdu la mémoire est un peuple qui avance...