Rechercher
Rechercher

Actualités - OPINION

Commentaire La Turquie menacée par le fondamentaliste laïque ?

Alfred STEPAN* Le procureur de la Cour de cassation de Turquie a récemment recommandé à la Cour constitutionnelle de dissoudre le Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir. Les élections libres et équitables qui ont vu la réélection à la majorité de ce parti n’ont eu lieu qu’en juillet dernier. De plus, le procureur a demandé que le Premier ministre Recep Erdogan, le président Abdullah Gül et 69 autres politiciens de premier plan soient bannis de la vie politique durant cinq ans. Il ne fait pas de doutes qu’interdire l’AKP déclenchera une crise politique nuisible aux efforts de la Turquie de rejoindre prochainement l’Union européenne et à sa forte croissance économique. Il ne faut donc pas prendre la menace du procureur à la légère, d’autant plus que la Cour constitutionnelle a interdit 18 partis politiques (dont le prédécesseur de l’AKP) depuis l’adoption de la Constitution actuelle en 1982. En fait, cet appel est directement lié à la volonté de changer la Constitution turque. Les accusations du procureur laissent entendre que l’AKP porte atteinte à la laïcité. Or, les origines mêmes de la Constitution actuelle et sa définition de la laïcité sont fort douteuses. En effet, celle-ci a été adoptée en 1982 à l’issue du coup militaire de 1980. Les cinq généraux à l’origine du putsch ont désigné, directement ou indirectement, les 160 membres de l’Assemblée consultative qui a rédigé la nouvelle Constitution et maintenu leur veto sur le document final. Lors du référendum national de ratification, les citoyens étaient autorisés à voter contre le projet soutenu par les militaires, mais non de parler publiquement en sa défaveur. Par conséquent, cette Constitution a des fondements démocratiques plus faibles que toutes celles des pays de l’Union européenne, notamment parce qu’elle attribue un pouvoir considérable (et une majorité militaire) au Conseil national de sécurité. Si l’AKP a modéré son aspect autoritaire, il est difficile de démocratiser intégralement un tel texte. En outre, les rapports officiels de l’Union européenne sur les perspectives d’adhésion de la Turquie sollicitent sans cesse une Constitution nouvelle, et pas seulement modifiée. Selon les sondages, le projet de Constitution de l’AKP, préparé par un comité de spécialistes, serait accepté par le biais de procédures démocratiques normales. Le procureur a donc agi en faveur de la laïcité consacrée par la Constitution de 1982, que bon nombre de commentateurs associent à la laïcité française. Pourtant, la comparaison est trompeuse. Il est certain que le modèle de laïcité à la française et celui que l’on trouve en Turquie (établi par Kemal Atatürk, fondateur de la Turquie moderne) ont vu le jour avec une hostilité similaire à l’égard de la religion. Mais ils sont désormais assez différents. En Turquie, la seule éducation religieuse tolérée est sous contrôle strict de l’État, alors qu’en France, divers types d’éducation religieuse privée sont permis. Depuis 1959, l’État prend en charge la majeure partie des dépenses des écoles primaires catholiques. En Turquie, les prières du vendredi sont écrites par les 70 000 fonctionnaires des services publics des Affaires religieuses, et tous les imams turcs doivent faire partie de la fonction publique. Il n’existe pas de tel contrôle en France. De même, jusqu’à ce que l’AKP arrive au pouvoir et commence à assouplir les restrictions, il était quasiment impossible de construire une nouvelle église ou synagogue, ou de créer une fondation juive ou chrétienne. C’est peut-être pour cela que le patriarche arménien a incité les Arméniens vivant en Turquie à voter pour l’AKP aux élections de juillet. Une fois encore, il n’existe pas de telles restrictions en France. Les différences entre les modèles de laïcité française et turque sont encore plus flagrantes. Dans le fameux index « Fox » mesurant le contrôle de l’État sur les religions majoritaires et minoritaires, allant de zéro (contrôle le plus faible) à trente (contrôle le plus fort), seuls deux États membres de l’Union européenne obtiennent entre zéro et six. À une extrémité de la norme européenne, la France obtient six ; mais la Turquie, 24, soit un score pire encore que le régime laïque autoritaire tunisien. Est-ce là le type de laïcité que doit encourager le coup constitutionnel pas si modéré du procureur ? Ce qui préoccupe réellement certains laïcs démocratiques en Turquie et partout ailleurs, c’est que les efforts de l’AKP en matière de réformes constitutionnelles ne soient qu’un premier pas vers l’introduction de la loi islamique. Si la Cour constitutionnelle n’interrompt pas l’éventuelle imposition de la charia, qui le fera ? À cette question, deux réponses. D’une part, l’AKP affirme s’opposer à la création d’un État soumis à la charia et, selon les experts, il n’y a pas de preuve irréfutable dans les accusations du procureur à cet égard. D’autre part, le soutien à la charia, qui n’a jamais été prononcé en Turquie, a plutôt faibli depuis l’arrivée au pouvoir du parti : il est passé de 19 % en 1996 à 8 % en 2007. Le pouvoir de l’AKP reposant sur des élections démocratiques, toute tentative d’imposer la charia risquerait de rebuter bon nombre de ses électeurs. Il n’y a donc aucune raison pour personne, si ce n’est pour les « fondamentalistes laïcs », de bannir l’AKP, Erdogan ou Gül. En revanche, la Turquie a toutes les raisons de poursuivre son chemin vers la démocratie, qui lui seul permettra de parfaire sa Constitution. *Alfred Stepan est professeur de sciences politiques et directeur du Center for Democracy, Tolerance, and Religion à l’Université de Columbia à New-York. © Project Syndicate, 2008. Traduit de l’anglais par Magali Adams.
Alfred STEPAN*

Le procureur de la Cour de cassation de Turquie a récemment recommandé à la Cour constitutionnelle de dissoudre le Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir. Les élections libres et équitables qui ont vu la réélection à la majorité de ce parti n’ont eu lieu qu’en juillet dernier. De plus, le procureur a demandé que le Premier ministre Recep...