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Actualités - OPINION

Le Gouverneur de la Banque du Liban et l’article 49 de la Constitution II.- Les critères de l’application Par Hassãn-Tabet RIFAAT *

Dans un article précédent (voir « L’Orient-Le jour » du jeudi 27 septembre 2007) le Dr Hassan-Tabet Rifaat a rappelé les dispositions exactes de la Constitution, soulignant en outre la nature particulière de la Banque du Liban et le statut de son Gouverneur. Cet exposé, dont nous publions aujourd’hui la seconde partie, résume les grandes lignes d’une étude que l’auteur destine à la publication. 11- Pour affirmer que le Gouverneur de la Banque du Liban n’est pas dans une catégorie professionnelle qui est l’équivalent de la première catégorie dans la fonction publique, il convient de rechercher les critères de l’équivalence. Les éléments que l’on peut relever en ce qui concerne la première catégorie, sans qu’ils la distinguent tous forcément, sont : - l’existence d’un texte distinctif spécifiant qu’un statut appartient à la première catégorie ; - la nomination opérée par le pouvoir exécutif ; - les traitements et indemnités qui émargent au budget ; - la soumission aux organes de contrôle ; - la soumission au pouvoir hiérarchique. On écartera du raisonnement la perception du traitement, salaire ou indemnités (quelle qu’en soit l’appellation) qui émargent au budget, puisqu’elle n’est pas caractéristique de la première catégorie de fonctionnaires : en effet, les députés et les ministres, ainsi que les chefs des pouvoirs constitutionnels (président de la République, président de la Chambre des députés et président du Conseil des ministres) perçoivent des honoraires et indemnités qui émargent au budget sans que cela les transforme en fonctionnaires de la première catégorie ou son équivalent. Il en est de même du président et des membres du Conseil constitutionnel, et du médiateur. Il est trois éléments qu’il convient d’analyser pour savoir s’ils caractérisent la première catégorie et si, de ce fait, ils constituent des critères d’équivalence. 12- L’élément relatif à l’existence d’un texte opérant la qualification d’une situation professionnelle donnée comme étant de la première catégorie ou équivalant à cette catégorie. Il n’existe aucun texte énonçant que le Gouverneur est de la première catégorie ; par contre, la loi relative à l’Université libanaise stipule expressément que le recteur appartient à la première catégorie ; il en est de même des établissements publics qui mentionnent dans leur cadre l’existence d’un directeur général (i.e. de la première catégorie), comme par exemple le Conseil national de la recherche scientifique, le Conseil du Sud, l’Électricité du Liban… En outre, si les dimensions d’un article de journal le permettaient, il aurait été possible de mentionner les textes par lesquels le législateur a investi le Gouverneur de la Banque du Liban d’une autorité et d’un rang certainement supérieurs aux fonctionnaires de la première catégorie. 13- L’élément relatif à la nomination par le pouvoir exécutif. On ne saurait se fonder sur la nomination opérée par le pouvoir exécutif pour en déduire l’existence d’un critère d’équivalence avec la première catégorie et, par là, conclure à l’inéligibilité prévue par l’alinéa 3 de l’article 49 de la Constitution. i. En effet, cinq membres du Conseil constitutionnel sont nommés par décret en Conseil des ministres. On ne saurait soutenir que les cinq membres désignés par la Chambre des députés ont un statut supérieur à celui de leurs collègues nommés par décret ou que ces derniers sont dans une position subordonnée, du fait de ce décret ; le mode de désignation n’a aucun effet sur le statut des membres du Conseil. C’est pourquoi la nomination par décret n’est pas en elle-même un acte réducteur ; elle n’emporte pas l’incorporation de la personne nommée par décret dans la première catégorie ; elle ne constitue donc pas un critère d’équivalence menant en elle-même à l’inéligibilité au titre de l’alinéa 3 de l’article 49. ii. La Banque nationale pour le développement industriel et touristique fournit un deuxième exemple. Le président ainsi que les membres représentant le gouvernement sont nommés par décret. Leur nomination par décret n’a pas abouti à les déclarer inéligibles, puisque, dans sa décision n° 15, datée du 17/5/1997, le Conseil constitutionnel a considéré que cette banque n’est pas un établissement public, que les dispositions de l’article 30 de la loi électorale ne s’appliquent pas au président et membres du conseil d’administration de la banque et que l’obligation que fait cet article aux candidats de présenter leur démission ne s’applique pas à eux (C.C. Lib. n° 15, 17/5/1997 in Recueil Sader sur le C.C., p.171) iii. La loi sur le médiateur de la République est la troisième illustration de l’inanité du critère tiré du mode de nomination : « Personnalité indépendante ne recevant d’instructions de personne » (article 1er), « le médiateur est nommé par décret en Conseil des ministres » (article 2). – Ce mode de nomination ne prive évidemment pas le médiateur de son indépendance ; il ne l’incorpore pas à la première catégorie ; la nomination par décret est, en effet, communément admise et ne porte pas atteinte au statut du responsable qui est ainsi choisi. « Le médiateur (de la République) est, conformément à ce qui se fait normalement en France, nommé par le gouvernement, et plus précisément par décret du président de la République en Conseil des ministres. » (René Chapus, Droit administratif général, t. 1er, 14e éd., n° 632, p.45). • Il est ainsi établi que la nomination par décret ne constitue pas un critère aboutissant à l’inéligibilité. 14- Le critère tiré de la soumission au pouvoir hiérarchique. La soumission du fonctionnaire au pouvoir hiérarchique est l’un des critères les plus caractéristiques de la fonction publique ; les fonctionnaires de la première catégorie sont soumis à leur supérieur hiérarchique, qui est le ministre. C’est un élément déterminant. À ce sujet, un éminent juriste français, qui a consacré à la fonction publique un traité devenu une référence en la matière, écrit : « Le pouvoir hiérarchique est au cœur de l’administration française, et notamment de la fonction publique, de son fonctionnement et de sa gestion. » (Alain Plantey, La fonction publique, traité général, Litec, 2e éd. n°387, p.221). L’auteur écrit également que le supérieur hiérarchique dispose du pouvoir disciplinaire (Alain Plantey, op. cit. n° 923, p. 453). Le droit libanais va dans le même sens (C.E. Lib. n° 42, 9/11/1995, cit.). Ainsi, la soumission au pouvoir hiérarchique est une composante capitale du statut des fonctionnaires, y compris ceux de la première catégorie. C’est pourquoi on est autorisé à la considérer comme constituant un critère de qualification d’abord puisque, sans cette soumission, il n’est pas possible de dire qu’on est en présence d’un agent public ; c’est, ensuite, le critère d’équivalence par excellence en ce sens que, dans l’hypothèse où il se révélerait chez une personne déterminée, il serait un élément important à prendre en considération concernant son inéligibilité à la présidence de la République, en application de l’alinéa 3 de l’article 49 de la Constitution. En se référant au statut du Gouverneur de la Banque du Liban, il est manifeste qu’il n’est soumis à aucun pouvoir hiérarchique. Par conséquent, il ne saurait être assimilé aux agents de la fonction publique et il n’existe aucun élément qui puisse faire conclure à son inéligibilité au titre de l’alinéa 3 de l’article 49. Trois constantes peuvent être relevées pour étayer la démonstration. i. Le Gouverneur de la Banque du Liban n’est soumis à aucune autorité disciplinaire : Il n’existe aucun organe qui dispose, à l’égard du Gouverneur, du pouvoir disciplinaire : personne n’est compétent pour lui adresser avertissement ni blâme, décider, à son encontre, un abaissement d’échelon ou une retenue de salaire… ii. Le Gouverneur n’est soumis à aucune autorité qui aurait compétence pour lui adresser des injonctions, lui commander d’exercer ses prérogatives dans un sens déterminé par un supérieur : Le Gouverneur de la Banque du Liban n’est soumis à aucun supérieur hiérarchique qui disposerait du pouvoir de lui adresser des ordres et lui imposer une ligne de conduite déterminée dans l’accomplissement de ses tâches. Or, l’existence de ce pouvoir d’orientation est une manifestation essentielle de la hiérarchie. (Alain Plantey, op. cit. n° 852, p. 417) • Il est manifeste qu’il n’existe aucune autorité à laquelle serait subordonné le Gouverneur de la Banque du Liban et qui disposerait du pouvoir de lui adresser des injonctions, des ordres ou des directives. iii. Les actes du Gouverneur de la Banque du Liban ne sont soumis à aucun supérieur qui disposerait du pouvoir de les amender ou de les abroger : Parmi les attributs essentiels du pouvoir hiérarchique, la compétence reconnue au supérieur hiérarchique et les pouvoirs qu’il exerce sur les actes du fonctionnaire subordonné sont les plus caractéristiques : approbation préalable, annulation totale ou partielle, suspension, réformation… (Alain Plantey, op. cit. n° 853 et n° 926). Or, personne ne dispose du droit de contrôler les actes pris par le Gouverneur de la Banque du Liban ; personne n’est compétent pour les réformer, ou les annuler totalement ou en partie. Même le Conseil d’État ne se reconnaît pas compétent pour en connaître, puisqu’il a décidé, comme on l’a vu, que les décisions du Gouverneur ne sont pas susceptibles d’être soumises au contrôle du juge administratif (C.E. Lib. n° 304, du 21/2/2001, cit.). Tel est l’état actuel de la jurisprudence. Le statut privilégié du Gouverneur de la Banque du Liban est également reconnu par le Conseil arbitral du travail de Beyrouth dans sa décision déjà citée du 16/11/1993. • La conclusion que l’on peut tirer de ce qui précède, c’est que l’on ne retrouve, concernant le Gouverneur de la Banque du Liban, aucun élément qui distingue le pouvoir hiérarchique et qui aurait permis de conclure à la subordination du Gouverneur au pouvoir d’un supérieur hiérarchique. Son indépendance à l’égard de tout pouvoir hiérarchique impose, au contraire, d’en déduire l’inexistence du critère essentiel qui marque le statut de fonctionnaire, y compris les fonctionnaires de la première catégorie ; l’absence de ce critère signifie évidemment l’absence de l’équivalence avec la première catégorie. • Pour ce motif également, l’inéligibilité prévue par l’alinéa 3 de l’article 49 de la Constitution ne s’applique pas au Gouverneur de la Banque du Liban. 15- Il est un élément qui pourrait être relevé pour vouloir réduire le statut du Gouverneur à la première catégorie ; il s’agit du contrôle exercé par le commissaire du gouvernement. Or, le contrôle opéré par celui-ci ne constitue pas le critère qui conduit à l’inéligibilité prévue par l’alinéa 3 de l’article 49 de la Constitution. On notera : • que le commissaire du gouvernement contrôle les décisions du conseil central ; il ne dispose d’aucun pouvoir à l’égard des décisions prises par le Gouverneur ; • que lorsque le commissaire du gouvernement juge que l’application d’une décision du conseil central doit être suspendue, il en demande la suspension au Gouverneur ; il ne dispose pas du pouvoir de la prononcer lui-même, cette suspension étant du ressort du Gouverneur ; • les attributions reconnues au commissaire du gouvernement en matière de suspension, comme ci-dessus, sont exceptionnelles, le principe qui prévaut, c’est que les décisions du conseil central doivent recevoir application ; • ses prérogatives sont limitées à la demande de suspension ; il ne dispose pas du pouvoir d’amender ou d’annuler les décisions du conseil central ; a fortiori, il n’a aucun pouvoir sur les décisions du Gouverneur. On peut dire, des moyens que la loi lui reconnaît, qu’ils agissent « négativement » du moment qu’ils ne dépassent pas la demande de suspension : tel est d’ailleurs le cadre habituel du contrôle qu’opèrent les commissaires du gouvernement ; • au vu de ce qui précède, le commissaire du gouvernement n’a aucunement la qualité d’un supérieur hiérarchique auquel serait subordonné le Gouverneur ; il ne dispose d’aucun pouvoir sur la personne de ce dernier et n’a ainsi aucune compétence disciplinaire à son encontre. Il n’a aucun pouvoir sur les décisions prises par le Gouverneur ; il n’a notamment aucune compétence pour les approuver, les réformer ou les annuler. Il n’a enfin aucunement le droit de lui adresser ni injonctions ni directives. Il en découle que l’existence d’un commissaire du gouvernement ne constitue pas un critère d’équivalence conduisant à l’inéligibilité prévue par l’alinéa 3 de l’article 49 de la Constitution. • Pour appuyer cette déduction, on peut rappeler l’expérience du commissaire du gouvernement auprès de Télé- Liban, alors société anonyme d’économie mixte dont la moitié du capital appartenait à l’État. Fixées par le décret n° 770 du 30/12/1977, les prérogatives du commissaire du gouvernement étaient suffisamment étendues pour lui permettre « de veiller sur les intérêts financiers de l’État et la régularité des décisions des organes de la société », ainsi que de son « comportement, notamment sur les plans légal et comptable ». Pourtant, – malgré l’importance des attributions du commissaire du gouvernement auprès de Télé-Liban, jadis, qui étaient plus étendues que celles du commissaire du gouvernement auprès de la Banque du Liban, son existence et son rôle n’ont pas affecté le statut des organes de Télé-Liban et n’ont pas réduit la situation du président-directeur général à une situation qui serait de la première catégorie. Il en est, a fortiori, de même s’agissant du Gouverneur de la Banque du Liban, l’existence d’un commissaire de gouvernement étant admise, dans plus d’un secteur, dans le cadre de divers systèmes de surveillance (Ghaleb Mahmassani, L’organisation bancaire au Liban, p.176). Elle n’a pas pour effet de porter atteinte à l’importance du Gouverneur ni de le réduire au rang de subordonné devant obéissance à un supérieur hiérarchique (comme c’est le cas pour la première catégorie). Le Gouverneur, comme son nom l’indique, gouverne la banque en qualité d’autorité suprême (Ghaleb Mahmassani, op. cit. p. 155) ; son statut et la primauté de sa position n’ont pas d’équivalent dans la première catégorie ; ils interdisent ainsi de dire qu’il est de la première catégorie ou son équivalent. En conclusion, en l’absence d’un texte spécial stipulant expressément inéligibilité à la présidence de la République du Gouverneur de la Banque du Liban, rien ne permet de conclure à son inéligibilité, en application de l’alinéa 3 de l’article 49 de la Constitution. *** Conclusion On ne peut, sur le plan juridique, conclure à l’inéligibilité du Gouverneur de la Banque du Liban sur la foi d’analyses superficielles au mépris des principes retenus par la jurisprudence et la doctrine. Pour conclure à l’inéligibilité du Gouverneur de la BDL, en l’assimilant à un président d’établissement public, il aurait fallu passer sous silence la jurisprudence française, qui a consacré le caractère sui generis de la Banque de France ; on aurait, également, dû occulter la jurisprudence libanaise qui a donné la même qualification à la Banque du Liban. Or, on ne peut ignorer ces jurisprudences. Ces deux banques ne sont pas des établissements publics ; c’est pourquoi on ne saurait prétendre que le Gouverneur de la Banque du Liban est inéligible à la présidence de la République, sur le fondement d’une analyse ignorant cette qualification. Il est, en outre, erroné de prétendre fonder cette inéligibilité en qualifiant le Gouverneur de fonctionnaire, voire, depuis peu, d’agent public ; il convient, en effet, de soumettre au lecteur une analyse honnête de l’état du droit ; en matière d’inéligibilité, le principe fondamental c’est l’application restrictive du texte qui crée l’inéligibilité ; aucune analogie n’est permise, ni aucun élargissement du cercle des personnes déclarées inéligibles par la loi ou la Constitution. Ainsi, concernant, par exemple, les personnes morales de droit public, comme la Banque du Liban, pour être inéligible il faut ne pas être dans un statut équivalent à la première catégorie des fonctionnaires ; oublier la notion et les critères de l’équivalence, ainsi que l’application restrictive du texte pour étendre l’inéligibilité aux agents publics, sans distinction ni nuance, est proprement inadmissible. Le critère central, qu’il convient de retenir pour trancher en profondeur, c’est la soumission au pouvoir hiérarchique ; or, le Gouverneur de la BDL n’est soumis à aucune autorité qui aurait le droit d’abroger ou d’amender ses décisions ou disposerait à son égard d’un pouvoir disciplinaire. En l’absence de ce pouvoir, l’équivalence avec la première catégorie de fonctionnaires ne saurait être retenue et par conséquent, il n’est pas possible d’appliquer le texte restrictif de l’article 49 (alinéa 3) de la Constitution. On pourra, évidemment, rétorquer que le Gouverneur de la Banque du Liban dispose de grands moyens et qu’il n’est pas juste de lui permettre d’en tirer avantage. La réponse est claire : lorsqu’il s’agit d’inéligibilité, il faut appliquer restrictivement le texte qui l’édicte ; l’interprétation ne doit pas élargir le cadre restrictif prévu par la Constitution ; le Gouverneur de la Banque du Liban n’a, d’ailleurs, pas plus de pouvoir que les ministres et les députés, les millionnaires ou autres candidats appuyés par diverses forces… Mais il ne convient pas de se situer sur ce plan ; il faut appliquer la Constitution et demeurer fidèle à l’interprétation de la règle de droit, quand elle édicte la privation d’un droit, comme l’inéligibilité. C’est pourquoi l’analyse juridique aboutit à conclure qu’il n’existe aucun texte qui fonderait l’inéligibilité du Gouverneur de la BDL à la présidence de la République ; le Gouverneur est éligible à la magistrature suprême, sans qu’il y ait lieu de modifier la Constitution à cet effet. * Avocat au barreau de Beyrouth - docteur d’État en droit - professeur à la faculté de droit et des sciences politiques de l’Université Saint-Joseph (Beyrouth) Article paru le vendredi 28 septembre 2007
Dans un article précédent (voir « L’Orient-Le jour » du jeudi 27 septembre 2007) le Dr Hassan-Tabet Rifaat a rappelé les dispositions exactes de la Constitution, soulignant en outre la nature particulière de la Banque du Liban et le statut de son Gouverneur. Cet exposé, dont nous publions aujourd’hui la seconde partie, résume les grandes lignes d’une étude que l’auteur destine...