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VIENT DE PARAÎTRE - « Lignes de faille » de Nancy Huston, prix Femina 2006 La lucidité crue de l’enfance

Les traumatismes de l’enfance sont irréparables. Même l’écriture, la réflexion et la pensée d’un écrivain s’en ressentent. La preuve, le dernier opus, primé par le prix Femina, de Nancy Huston et portant, avec éloquence, le titre Lignes de faille (487 pages – Actes Sud). Failles des familles éclatées, failles des lignages ballottés par les remous de l’histoire, failles de la prime enfance où tout se joue pour un destin et un avenir. Écrivaine canadienne, installée en France depuis plus de vingt-cinq ans (usant avec la même maestria aussi bien l’anglais que le français!), conjointe dans la vie du sémiologiste Tzvetan Todorov, Nancy Huston est déjà l’auteur d’une œuvre considérable, reconnue par la presse et le public et récompensée, entre autres, par Prix Canada-Suisse pour Cantique des plaines et le Grand prix des lectrices Elle pour L’empreinte de l’ange. Une œuvre où une dizaine de romans et autant d’essais jettent leurs prolifiques ramifications et profondes interrogations pour une quête de l’identité. L’identité de l’être croulant sous le magma de la culture, de l’éducation, de la politique, des slogans et gabégies patriotiques de tous bords. Fille de parents divorcés, Nancy Huston a vécu sur le tempo troublant et troublé, le départ de sa mère. Une mère qui la quitte, avec ses frère et sœur, à six ans, pour refaire sa vie ailleurs… Déroute, mur de silence et incompréhension. De cette blessure jamais cicatrisée, les livres tentent en vain de compenser le vide de l’absence et de répondre à des interrogations que nul n’élude. Pour ce onzième roman, l’auteur de Les variations Goldberg a opté pour une narration s’étalant sur quatre générations. Avec l’enfance au cœur de l’inspiration et du verbe. Narration donc à travers le regard de quatre enfants. Le regard cru de l’enfance pour traduire tous les bonheurs, les adversités, les éblouissements et les errances de l’existence. Une famille américaine aux origines de l’Europe de l’Est, pour cette saga haute en couleur et rebondissements romanesques. Une saga sinueuse adroitement menée et marquée d’un signe distinctif, emblématique. Une saga qui défriche, avec finesse, originalité et un certain brio absolument discret, le sens de la traversée humaine. S’élèvent alors les voix de Solomon, Randall, Sadie et Kristina, pour dire tous les impondérables d’une vie, tous les détours, cruels, imprévisibles ou amusants (rarement, si ce n’est l’ironie et un certain sarcasme bien naturel!) d’une tranche d’histoire. Une tranche d’histoire qui va à rebours de 2004 à 1940. Plus de soixante ans où les pages d’une époque sont déconcertantes tant les cartes se brouillent souvent, les nuages s’amoncellent, les vents soufflent à contre-courant… La folie d’un demi-siècle où, de la tragédie de la Seconde Guerre mondiale à l’Amérique du post-11 septembre, en passant par la défaite de l’Allemagne, la démence a pour noms haine raciale, intégrisme, passions politiques incontrôlables, inextinguible soif du pouvoir. Le dépassement des réalités historiques Comme dans Les Bienveillantes de Jonathan Littell, la tornade de la chasse aux Juifs est au cœur de ce livre paradoxalement à la fois tourmenté et apaisant. Des notions de la tradition de la culture juive à la cybersexualité en passant par un impressionnant brassage des cultures, Nancy Huston fouille admirablement, presque en détail et sans tapage, les secrets du cœur humain et l’évolution galopante d’un monde moderne en perpétuel mouvement. Sans jamais oublier, non plus, la musique (il y a quelque années, lors de son passage à Beyrouth, avec son regard clair à la Adjani, sa beauté diaphane d’un personnage à la Raphaël, elle confesse avoir voulu être musicienne!), son enchantement, ses inépuisables ressources, ses dons d’universalité, son pouvoir à transcender le malheur et sa vertu à panser les blessures… Mine de rien, l’auteure établit ses jugements sur les événements et, à travers un regard et une voix d’enfant, prend ses distances pour mieux parler de ce qui la taraude. C’est-à-dire le dépassement des réalités historiques pour retrouver surtout les sources et la naissance de l’être. Les irrémédiables blessures de l’enfance sont les vrais témoins et naissance des adultes. Ce n’est guère un hasard si Nancy Huston s’est penchée dans son essai Professeurs de désespoir sur Kundera, Schopenhauer, Cioran, Houellebecq, pour confier ensuite, dans l’une de ses interviews: «C’est une histoire sérieuse l’enfance…» On la croit sur parole. Tant ses personnages ici sont attachants, ont du poids, de l’épaisseur, de la légèreté, du jugement, bref tout ce qui fait l’acuité d’un regard, d’une perception… Le mérite de Nancy Huston est d’avoir surtout trouvé le ton. Un ton d’enfant de six ans sans jamais tomber dans la guimauve ou la mièvrerie. Il ne s’agit pas d’un livre pour enfants pour ceux qui osent le penser. C’est ainsi que s’expriment ces personnages, avec un grain de poésie, chez l’auteur de Dolce agonia: «C’est l’éveil. Comme quand on appuie sur l’interrupteur et que la pièce se remplit de lumière. Dès que je sors du sommeil, je suis allumé en parfait état de marche, j’ai six ans et je suis un génie, première pensée du matin. Mon cerveau remplit le monde et le monde remplit mon cerveau, j’en contrôle et possède chaque parcelle. Je suis un flot de lumière instantané invisible et tout-puissant qui se répand sans effort dans les recoins les plus sombres de l’univers capable à six ans de tout voir, tout illuminer, tout comprendre…» Voilà un ton d’écrivain qui renonce à toute «grandiloquence», toutes armes de séduction rhétorique, pour ne garder que l’essentiel, l’efficace. Un vrai tour de force où soufflent un esprit d’invention littéraire, de l’émotion et une redoutable candeur. Edgar DAVIDIAN
Les traumatismes de l’enfance sont irréparables. Même l’écriture, la réflexion et la pensée d’un écrivain s’en ressentent. La preuve, le dernier opus, primé par le prix Femina, de Nancy Huston et portant, avec éloquence, le titre Lignes de faille (487 pages – Actes Sud). Failles des familles éclatées, failles des lignages ballottés par les remous de l’histoire,...