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Actualités - REPORTAGE

Législatives - Le projet de la commission Boutros examiné à la loupe Un hypermarché électoral pour satisfaire tous les goûts

En rendant leur copie, au printemps dernier, les membres de la commission nationale pour la loi électorale savaient probablement qu’ils jetaient un pavé dans la mare boueuse de la scène politique libanaise. En parlant de pavé, il faut reconnaître que celui-ci est particulièrement énorme. S’il n’a pas provoqué jusqu’ici de grand tapage, c’est essentiellement en raison des soucis plus immédiats de la classe politique, mais aussi accessoirement de la complexité du texte et de sa teneur composite, censée satisfaire tous les goûts, même s’ils sont antinomiques. Pris séparément, les divers éléments formant le projet de la commission Boutros répondent, en effet, aux attentes de l’ensemble des acteurs, qu’ils soient politiques ou de la société civile. C’est en quelque sorte la somme de toutes les exigences formulées depuis plusieurs années à droite et à gauche. Vous voulez de la majoritaire ? Tenez ! Un peu de proportionnelle ? En voici ! L’âge de vote à 18 ans ? Bien sûr. Un petit geste pour les femmes ? Pourquoi pas. Et les Libanais de l’étranger, a-t-on pensé à eux ? Sans doute. Rassurer les minorités ? Cela va sans dire ! Mais en confortant les autres, les prédateurs, fanatiques du rouleau compresseur. À l’arrivée, il faut l’avouer, l’œuvre rendue ne manque pas de génie, mais d’un génie par accumulation. Ce n’est plus un simple projet de loi, c’est un hypermarché électoral qui nous est proposé. À qui la faute ? Sûrement pas à la commission Boutros, invitée à abattre un travail titanesque dans de médiocres conditions, une visibilité quasiment nulle et un cadre très restrictif. En premier lieu, la commission devait prendre en compte les tonnes de propositions émanant de partis, d’hommes politiques, d’universitaires et de politologues parfois autoproclamés. Le moins qu’on puisse dire de ces textes, c’est que, dans la majorité des cas, ils reflètent soit l’utopisme béat de leurs auteurs, soit leur ignorance en matière de pratique démocratique, soit enfin – et surtout – leur volonté de surenchère les portant à émettre des exigences maximales dans l’espoir d’un marchandage conduisant à un compromis acceptable pour eux. Ou simplement au maintien du statu quo. Fouad Boutros et ses collaborateurs auraient pu disposer à leur guise de ces propositions si on leur avait laissé la latitude de le faire ; si, en tant qu’experts indépendants et compétents, ils avaient eu la possibilité d’explorer toutes les pistes susceptibles de mener à des formules satisfaisantes, sachant toutefois qu’en matière de loi électorale, la panacée n’existe pas. Peu de temps avant la publication du texte du projet, l’ancien ministre avait lui-même révélé la teneur d’une lettre qu’il avait adressée au chef du gouvernement et dans laquelle il s’enquérait de la possibilité pour la commission d’aller au-delà des dispositions de la Constitution au sujet de la loi électorale. Ayant lui-même les mains ligotées, le Premier ministre avait répondu par la négative. Le « complexe » libanais Que dit la Constitution ? En gros, que l’unité électorale doit correspondre au mohafazat, mais un mohafazat « new look », redessiné en fonction du double impératif de la décentralisation administrative et de la coexistence intercommunautaire. Une partie de la classe politique a retenu le mot « mohafazat », l’autre le terme de « coexistence », et tout le monde – ou presque – a oublié la décentralisation administrative. Les pseudo-entités créées ces dernières années, comme le mohafazat du Akkar et celui de Baalbeck-Hermel, tout comme auparavant celui de Nabatiyé, ne sont toujours pas entrées véritablement dans les usages. D’ailleurs, leur création répondait davantage à des critères clientélistes ou étroitement confessionnels qu’à des considérations administratives. Le mohafazat de Nabatiyé, par exemple, ne doit son existence qu’au fait que le Liban-Sud, à très grande majorité chiite, avait pour chef-lieu une ville sunnite, Saïda. Il en est de même pour Baalbeck-Hermel, relevant d’une Békaa gérée à partir d’une cité chrétienne, Zahlé. En tout état de cause, le lien congénital établi par les signataires de Taëf entre décentralisation administrative et loi électorale a fini par nuire aux deux à la fois. La première est censée se fonder sur des critères d’efficacité et de développement socio-économique, d’optimisation des ressources régionales par la promotion du pouvoir local. La seconde, en revanche, devrait répondre à une exigence unique : l’authenticité de la représentation politique. Dès lors, il n’y a pas de raison pour que les découpages administratifs et électoraux se confondent systématiquement. Mais le vrai problème est ailleurs. Il réside dans le malentendu fondamental à la base des textes électoraux adoptés dans ce pays depuis toujours. Admettons-le une fois pour toutes : une loi électorale peut servir à réguler le jeu politique au sein d’une nation ; elle n’a en aucun cas vocation d’être fondatrice de ce jeu politique. C’est, en principe, à la Constitution de tenir ce rôle. Or, au Liban, celle-ci dit la chose et son contraire. En son Préambule, elle fait du principe de la coexistence communautaire la pierre angulaire de tout le système politique et, plus loin, elle prévoit l’abolition du confessionnalisme politique. Le voilà, le complexe libanais : d’une part, on vante les spécificités qui font la « richesse » du système et de l’autre, on en a honte comme d’une tare de laquelle on ne parvient pas à se débarrasser. La principale caractéristique du projet présenté par la commission Boutros dans sa partie relative au mode de scrutin et au découpage des circonscriptions est qu’il reflète fidèlement et naturellement cette contradiction de base. De ce point de vue, il y a néanmoins – on ne le dira jamais assez – une grande amélioration par rapport à tous les textes qui se sont succédé depuis 1992. Cette fois-ci, il n’y a plus de mauvaise foi, plus de tricherie et surtout plus de volonté délibérée de favoriser les uns au détriment des autres. En un mot, ce n’est plus Damas qui tient les ciseaux. Si, dans le projet, il existe des failles, des contradictions, parfois même des leurres, c’est qu’ils sont inhérents à tout le système, voire à la mentalité. La commission Boutros n’y a rien ajouté, rien retranché. Comment d’ailleurs peut-il en être autrement du moment qu’on demande à des experts indépendants de plancher sereinement sur une formule électorale alors que le pays tout entier demeure soumis à une agitation existentielle ? Que les blocages de toutes sortes sont la règle et les avancées l’exception ? Que l’on est toujours à se demander s’il faut maintenir ou non une milice privée au sein de l’État ? Écartelée entre des exigences contradictoires à l’impossible synthèse, la commission Boutros a dû finalement se résoudre à les juxtaposer. De là, l’option du mode de scrutin composite, prévoyant le pourvoi des sièges du Parlement en partie selon le mode majoritaire et en partie à la proportionnelle (souvent purement théorique, comme on le verra plus loin). La division du Mont-Liban L’essentiel des propositions « sérieuses » soumises aux membres de la commission se confinant entre la majoritaire selon le découpage de 1960 (les cazas) et les mohafazats actuels sur la base de la proportionnelle, il était normal de restreindre les travaux à ce champ, considéré dans son ensemble comme étant médian par rapport à des configurations plus « extrêmes », à l’instar de la majoritaire uninominale (autant de circonscriptions que de sièges) ou de la circonscription unique. À l’intérieur de ce champ, la commission a tout de même jugé bon de privilégier la tradition, autrement dit l’option majoritaire, puisque sur le nombre inchangé de sièges à la Chambre, c’est-à-dire 128, soixante-dix-sept devront être pourvus à partir de ce mode de scrutin et sur la base des cazas ou de leurs équivalents en unités électorales, et cinquante et un à la proportionnelle, sur la base de six grandes unités correspondant aux mohafazats de Beyrouth, Liban-Nord, Békaa, Liban-Sud (Saïda et Nabatiyé), Mont-Liban nord et Mont-Liban sud. Dans son rapport rendu public quelques jours après la remise du projet au Premier ministre, la commission explique la division du Mont-Liban en deux circonscriptions par des considérations démographiques, sa dimension étant « exceptionnelle par rapport aux autres mohafazats ». Si le Mont-Liban reste effectivement le plus peuplé des mohafazats, la différence avec le Liban-Nord et le Liban-Sud n’a cependant plus rien d’exceptionnel, selon tous les chiffres disponibles, notamment les projections faites par le quotidien an-Nahar dans son numéro du 5 juin dernier sur le nombre d’inscrits prévus en 2009 (prenant en compte l’abaissement de l’âge du vote à 18 ans). Selon ces statistiques, le total des électeurs des deux circonscriptions du Mont-Liban serait de près de 826 000, alors qu’ils atteindraient 812 000 au Liban-Nord et 787 000 au Liban-Sud. Il est donc clair que la démographie n’est pas en cause. Ce qui l’est, c’est tout simplement la logique même du système, qui veut que l’on ne passe aucune des composantes de la mosaïque libanaise par pertes et profits. Ainsi, les druzes, formant un tiers actif des inscrits dans les trois cazas du Mont-Liban méridional, ne seraient plus que quantité négligeable au niveau de tout le mohafazat. D’où la nécessité de leur consacrer un fief à leur mesure, introuvable ailleurs. Mais cela, justement, la commission ne pouvait le dire, dès lors qu’elle a présenté le recours à la proportionnelle comme étant un pas vers la « modernisation » et vers la « suprématie du discours national sur le discours sectaire ». Ce faisant, elle n’a rien inventé et n’a fait que reprendre à la lettre les slogans creux de toute une partie de la classe politique, probablement pour l’amadouer… Comme on donne son hochet à un nourrisson pour qu’il cesse de pleurer. En d’autres temps, la division en deux du Mont-Liban aurait suscité en milieu chrétien une levée de boucliers généralisée, bien plus violente que les timides protestations enregistrées depuis la publication du projet de la commission Boutros. Le contexte politique actuel, qui voit les clivages traverser la communauté chrétienne et l’évolution historique des sunnites et des druzes en direction d’un libanisme militant, sans oublier la part belle que fait le projet Boutros au mode majoritaire dans les cazas, a pour effet de relativiser l’importance du problème. Proportionnelle ou rouleau compresseur ? Il reste que la faille majeure du texte se trouve précisément dans la traduction forcée de ce désir quasi irrationnel de proportionnelle chez un certain nombre d’hommes politiques et de politologues libanais. À entendre ces derniers, on croirait qu’il n’y a guère de démocratie sans proportionnelle, un mode de scrutin pourtant sur le déclin en Occident. Mais il n’est pas question ici d’entrer dans un débat théorique sur le meilleur système électoral – un concept qui, à la base, n’existe pas, étant donné la différence de paramètres d’un pays à l’autre. Ce qui nous intéresse, c’est plutôt d’analyser l’application qui est faite de la proportionnelle dans le projet de la commission. D’emblée, on constate combien cette application est problématique et flirte parfois avec l’absurde, en raison du maintien de la répartition confessionnelle arithmétiquement incompatible avec la proportionnelle. Sur les 51 sièges au total à pourvoir selon ce mode dans les six circonscriptions créées à cet effet, 17 sont uniques. Autrement dit, il existe 17 cas où l’on trouve un seul siège d’une communauté déterminée dans une circonscription déterminée. Il en est ainsi, par exemple, de l’un des deux sièges maronites de Jezzine, le second étant pourvu à la majoritaire dans le cadre du caza. Or ce sont les seuls sièges maronites de tout le Liban-Sud. La situation est donc la suivante : d’une part, un député maronite devra être élu à la majoritaire par les électeurs inscrits dans le caza de Jezzine. D’autre part, ce sont les électeurs de tout le Liban-Sud qui seront appelés à pourvoir l’autre siège maronite à la « proportionnelle ». Mais comment parler de proportions dès lors qu’il s’agit d’un siège unique ? On le voit bien. Dans ce cas, comme dans les seize autres répartis dans tout le pays, l’appellation de « proportionnelle » est totalement abusive et cache mal une… majoritaire, mais cette fois-ci au niveau du mohafazat. Outre les dix-sept sièges uniques, six se présentent par groupes de deux, neuf autres par groupes de trois, deux par groupes de quatre, un par groupe de cinq et un par groupe de six. À la limite, on pourrait tolérer le qualificatif de proportionnel pour le scrutin intervenant dans les deux, voire trois derniers cas. En aucun cas dans les autres. Ce qui fait qu’au total, ce ne sont pas 51, mais seulement 19 sièges qui devront être pourvus selon un mode qui ressemble de près ou de loin à une proportionnelle et 32 autres dans ce qui tient davantage d’une majoritaire déguisée, celle des rouleaux compresseurs ou, si l’on préfère, des « bulldozers ». La double légitimité Un autre problème qui se pose avec l’adoption au Liban d’un mode d’élection composite réside dans la différence de représentativité des députés, selon qu’ils sont élus dans les petites ou dans les grandes circonscriptions. Prenant les devants, la commission Boutros s’est efforcée dans son rapport de couper l’herbe sous le pied de ceux qui lui reprocheraient de créer deux légitimités à la Chambre, en citant plusieurs commentaires élogieux exprimés en Europe et aux États-Unis à l’égard de ce système. Le grand Georges Vedel lui-même est mis à contribution dans cet effort de justification. Le procédé est de bonne guerre, mais douteuse est la comparaison entre le terrain ferme occidental et la vase libanaise. Pour commencer, il faut préciser que la plupart des études réalisées en Occident à ce sujet n’ont – jusqu’ici – pas été suivies d’effet, en tout cas pour ce qui est des élections législatives. Des kilomètres de rapports, y compris celui de Vedel, reposent dans les tiroirs. Ensuite, ces études, qu’elles aient ou non été appliquées, obéissent toutes à une motivation unique : se rapprocher le plus possible de la représentation idéale. L’idée de base est toute simple : majoritaire et proportionnelle souffrent, chacune, d’imperfections. Pour les corriger, il suffirait d’injecter dans l’un des deux modes des éléments de l’autre. Grosso modo, on reproche à la majoritaire de favoriser systématiquement les partis politiques fortement implantés localement, donc nécessairement tributaires de notabilités régionales, au détriment des formations dont les orientations bénéficient d’une audience nationale importante, mais qui ne disposent pas de fiefs locaux. Pour ce qui est de la proportionnelle, c’est exactement l’inverse. Cela étant dit, il faut néanmoins souligner que les spécificités de chaque pays, l’évolution du contexte politique et les variantes de mode de scrutin (majoritaire à un ou deux tours, proportionnelle intégrale ou tempérée), finissent par imprégner les scrutins de leurs marques. En France, par exemple, la majoritaire à deux tours en vigueur a pour effet de favoriser ce qu’on appelle les partis de gouvernement, c’est-à-dire les formations qui, à droite comme à gauche, sont capables de faire bloc ensemble pour être en mesure d’emporter des sièges. Ainsi, en dépit de ses 15 % d’audience nationale, le Front national de Jean-Marie Le Pen ne parvient pas à envoyer des élus au Palais Bourbon, parce qu’il ne peut compter sur l’appoint des autres formations de la droite, résolues à le confiner dans l’isolement. En revanche, les Verts, bien qu’atteignant la moitié de l’audience du FN, y parviennent, grâce à leur alliance avec le Parti socialiste. Introduire des éléments de proportionnelle dans ce système conduirait certes à en rectifier les « erreurs », ce qui permettrait au Front national de siéger à l’Assemblée et – accessoirement – aux écologistes d’exister sans le PS. Si cela n’a pas été fait, c’est parce qu’il existe une entente tacite entre la gauche et la droite républicaines sur la nécessité de faire barrage à l’extrême droite. Inversement, en Allemagne, où une dose de majoritaire a effectivement été injectée dans le système proportionnel en vigueur, l’objectif était de permettre à certains partis très présents dans un ou deux lander (notamment dans l’ex-RDA) de ne pas disparaître totalement du fait de leur inexistence dans d’autres régions. Mais quelle que soit la configuration, ce qui reste commun à toutes les grandes démocraties occidentales, c’est que la légitimité élective n’est nullement tributaire d’une « couleur » à caractère communautaire des électeurs. Qu’il soit désigné à la majoritaire ou à la proportionnelle, un député trouve la source de la légitimité de son mandat à la fois dans son appartenance à un parti politique qui pèse d’un certain poids au sein de l’opinion et bien sûr dans les suffrages des électeurs. Or c’est loin d’être le cas au Liban. Pour simplifier, reprenons l’exemple de Jezzine. En vertu du projet de la commission, un député maronite sera donc élu par des votants en majorité chrétiens et son collègue par une écrasante majorité de chiites. Le problème ici n’est pas de savoir ce qui est mieux ni ce que l’on préfère. Il est dans le constat que dans un pays comme le Liban, cela donne forcément deux légitimités de nature différente. La formation des listes D’autre part, la commission estime que l’écart qu’il pourrait y avoir dans le nombre de voix obtenues par les candidats selon qu’ils se présentent à la majoritaire ou à la proportionnelle « n’est pas un facteur de distinction entre les députés » parce que les suffrages obtenus dans le cadre de la proportionnelle sont ceux de toute la liste. Ce ne sont pas des voix individuelles comme dans le mode majoritaire. Cette affirmation est très contestable dans la mesure où, au Liban, contrairement à ce qui se passe dans les démocraties occidentales, la légitimation politique d’une liste n’est nullement tirée du fait qu’elle relève d’un parti politique ayant un programme plus ou moins clair et cherchant à se mesurer avec les autres formations. Chez nous, la constitution des listes obéit à des paramètres qui n’ont qu’un lointain rapport avec la démocratie. Sans même parler du clientélisme, pierre angulaire de tout l’édifice politique libanais, que dire par exemple des listes communes Amal-Hezbollah ? Imaginerait-on l’UMP et le PS faisant la même chose en France ? Ou le SPD et la CDU en Allemagne ? Le fait même que deux rivaux authentiques comme le mouvement de Nabih Berry et la formation de Hassan Nasrallah, qui en sont parfois venus à s’affronter dans la rue, jugent nécessaire de former des listes uniques aux élections est, au-delà du ridicule, l’illustration d’une réalité politique proprement libanaise. Cela signifie qu’aux yeux de ces protagonistes, le clivage au sein de la communauté chiite, quelle que soit son acuité, ne doit jamais primer sur les intérêts de cette communauté perçus comme étant en opposition avec ceux des autres communautés. Or dans un tel contexte, comment définir la nature, la légitimité et le rôle de députés non chiites élus par des électeurs chiites sur une liste chiite ? Comment ne pas les assimiler à des faire-valoir ? Est-ce là le pas vers la « modernisation » loué par la commission ? Sans même évoquer la question confessionnelle, le problème de la légitimité des députés au Liban se pose d’abord sur le plan des chiffres. En France, si un candidat n’obtient pas plus de la moitié des suffrages exprimés dans sa circonscription dès le premier tour, il est contraint de revenir devant les électeurs une semaine plus tard pour un second tour. De plus, les candidats dont les scores n’ont pas atteint un pourcentage déterminé par rapport au nombre d’inscrits sont, eux, interdits de second tour. Au Liban, rien de tel. Les taux de participation aux scrutins législatifs ont toujours été particulièrement bas et il est monnaie courante, même au niveau des cazas, que des candidats se retrouvent affublés du titre pompeux de « représentants de la nation » en ayant obtenu un score n’atteignant même pas 10 % des inscrits dans leur propre circonscription. Parler de « légitimité » et de « démocratie » dans une telle configuration relève de l’outrecuidance. Or il se trouve que le projet de la commission Boutros n’apporte strictement rien qui serait en mesure de combler un tant soit peu une lacune aussi grossière. Mais, encore une fois, comment lui en tenir rigueur, sachant qu’elle n’avait aucune latitude pour aller au-delà du médiocre débat au sein d’une classe politique constamment occupée à seriner les mêmes platitudes au sujet de la loi électorale ? Le vote préférentiel Il reste encore un point à souligner au sujet du mode de scrutin : sa trop grande complexité pour le Libanais moyen. Ce qui ne signifie pas que celui-ci est particulièrement imbécile ; simplement qu’il n’est pas tenu d’aller jusqu’au bout de la logique du système rien que pour la beauté de la chose. Ainsi, il y a le risque que l’électeur lui-même soit tenté de bouder l’un des deux scrutins. Ce serait très probablement le proportionnel, d’abord parce qu’il lui est inconnu, ensuite parce que les candidats concernés lui sont forcément plus anonymes que ceux du scrutin majoritaire. Le recours au vote préférentiel dans le cadre de la proportionnelle peut aider dans une certaine mesure à personnaliser le scrutin. Mais il ne parviendrait sûrement pas à ôter le risque de désaffection de la part d’une grande partie de l’électorat. La commission présente l’option du vote préférentiel comme étant un cadeau offert à l’électeur, lequel se retrouverait ainsi avec « une plus grande liberté de choix ». La réalité est plus terre à terre. L’esprit de la proportionnelle repose essentiellement sur la primauté de l’option politique sur les individus. Or au Liban, il n’existe aucun parti suffisamment structuré pour être en mesure d’établir des listes hiérarchisées. À la limite, on pourrait facilement deviner qui serait par exemple le numéro un de la liste du CPL dans la circonscription du Mont-Liban nord. Mais comment déterminer à qui reviendraient les deuxième, troisième et quatrième places ? Et la dernière ? Il est donc clair que le vote préférentiel était la seule option plus ou moins réaliste aux mains des experts de la commission. « L’Autorité indépendante pour les élections » Une loi électorale, dit-on toujours, n’est pas seulement un mode de scrutin et un découpage de circonscriptions. C’est aussi un cadre juridique, politique, administratif et sécuritaire censé accompagner l’ensemble du processus électoral depuis l’établissement des registres d’électeurs et les dépôts de candidature jusqu’à l’annonce des résultats et les recours en invalidation. C’est enfin et surtout un texte devant régir dans les meilleures conditions possibles un moment essentiel de la vie d’une nation, l’acte suprême de la démocratie. Sur ce plan, admettons-le sans fard : le projet de la commission Boutros est une somme considérable d’innovations, de trouvailles, de gadgets et de garde-fous en tout genre. Quel que soit le mode de scrutin qui sera finalement adopté, certains points du projet ne pourront en aucun cas être ignorés. D’autres le seront peut-être. Mais en tout état de cause, le sentiment que l’on a après la lecture du texte est celui d’un travail mené dans le souci constant de crédibiliser le processus électoral, d’en finir avec les grossièretés et les imperfections constatées lors de tous les scrutins de l’histoire du Liban. Chaque détail du processus électoral est pensé, pesé, analysé et finalement traité avec minutie. Chaque danger d’ingérence, de confusion, d’atteinte aux droits de l’électeur et, bien entendu, de fraude, trouve sa parade. De sorte qu’une application à la lettre des dispositions du texte conduirait sans doute – sauf pour ce qui est du mode de scrutin – à un climat électoral que même la Suisse nous envierait. Il resterait cependant à compter sur le concours de… l’électeur lui-même, hélas pas toujours bien informé de ses droits et devoirs. Au cœur du projet Boutros, rédigé en 129 articles répartis sur neuf chapitres, est la création d’une autorité nouvelle appelée à superviser de bout en bout l’ensemble du processus électoral. Cette « Autorité indépendante pour les élections » (AIE) devra tout simplement remplacer le ministère de l’Intérieur pour tout ce qui touche de près ou de loin à l’organisation du scrutin. Organisme administratif et judiciaire à la fois, doté d’un siège propre et bénéficiant d’une autonomie administrative et financière, l’AIE aura aussi un rôle pédagogique à jouer, dans la mesure où la commission lui impartit la tâche de favoriser « le développement de la culture démocratique » et de « renforcer l’éveil électoral ». La création de cette autorité constitue, à n’en point douter, une révolution dans les mœurs électorales libanaises. Mais pour l’électeur moyen, les dispositions les plus concrètes, celles qu’il pourra constater à l’œil nu, sont ailleurs. D’abord l’abaissement de l’âge du vote de 21 à 18 ans répare une anomalie proprement libanaise, celle qui consiste jusqu’ici à différencier l’âge de la majorité civile de celui de la majorité politique. Le système politique libanais craignait les jeunes. La commission Boutros met heureusement fin à cette peur ancestrale, injustiée et contre-productive. Ensuite, l’organisation du scrutin en un seul jour sur tout le territoire. Finis les soap operas électoraux ridiculement étirés en longueur et absolument injustifiés dans un pays aussi petit que le Liban. L’institution d’un quota pour les femmes, même si pour le moment il ne s’agit de le faire qu’au niveau des candidatures, place le Liban sur une orbite résolument contemporaine. Il serait vain toutefois de s’illusionner sur la capacité de cette disposition à faire réellement bouger les choses en matière d’égalité des droits et des chances dans une société qui reste largement dominée par une tradition machiste, voire patriarcale. Loin de la loi électorale, il y a d’abord toute une série de législations et de règles archaïques à remiser, par exemple les dispositions ignominieuses sur la transmission de la nationalité ou l’obtention d’un simple passeport. Autre innovation salutaire, l’uniformisation des bulletins de vote, qui devront être établis exclusivement sous l’égide de l’AIE. Quelle que soit la loi électorale qui sera adoptée en fin de compte, ce point devra être impérativement retenu si l’on veut qu’un quelconque scrutin ait un minimum de crédibilité. La foire aux listes aux entrées des bureaux de vote, si caractéristique des mœurs électorales libanaises, est aussi jusqu’ici l’un des symptômes les plus visibles de la caricature de la démocratie au Liban. De même, les multiples dispositions visant à réglementer le plus strictement possible l’établissement des registres d’électeurs et les opérations de vote proprement dites sont susceptibles de nettoyer le processus électoral libanais tout entier des innombrables taches qui, traditionnellement, le maculent. La consécration du droit de vote des Libanais de l’étranger – à condition qu’ils soient toujours détenteurs de la nationalité libanaise et qu’ils soient inscrits sur les registres d’électeurs – répare une injustice fondamentale, d’autant plus grande que les émigrés sont constamment sollicités pour participer à la relance du pays. Il reste que cette disposition, pour être efficace, nécessite de la part du ministère des Affaires étrangères des efforts considérables de savoir-faire et d’engagement de moyens destinés à étendre ce droit au plus grand nombre d’électeurs libanais à travers le monde. L’argent Enfin, l’ambition de s’attaquer en profondeur aux problèmes de la publicité électorale et surtout du financement des campagnes est certes louable. La commission projette en effet la mise en place d’un véritable arsenal pour lutter contre l’influence de l’argent, prévoyant en particulier l’ouverture obligatoire de comptes spéciaux, la désignation de délégués identifiables – et donc responsables devant la loi – en charge de ces comptes et la levée du secret bancaire sur ces comptes. À n’en point douter, ces dispositions sont de nature à sortir le financement électoral à la libanaise de son extrême opacité. Mais il serait naïf de croire qu’un casse-tête d’une aussi grande complexité, contre lequel les plus grandes démocraties de la planète se cassaient les dents jusqu’à hier, pourrait être résolu comme par un coup de baguette magique. L’équation de base est la suivante : qui dit financement électoral dit d’abord financement de la vie politique, c’est-à-dire des partis. Or il s’agit tout simplement d’une notion qui n’existe pas au Liban. De plus, la nature même des liens unissant les chefs politiques à leurs différents relais sur le terrain puis ces derniers à leur base populaire est absolument incompatible avec l’idée de transparence comptable. La véritable question qui se pose à ce sujet est de savoir s’il est opportun d’exagérer l’ampleur de la corruption électorale au Liban, « l’achat des consciences », comme on dit. En réalité, s’il y a « achat des consciences », c’est bien en amont des élections qu’il faut le rechercher. Que cela plaise ou non, le clientélisme est jusqu’ici, à côté de la démagogie populiste et sectaire, le principal moteur de la vie politique libanaise. Autrement dit, l’électeur dont on « achète » le vote le jour du scrutin a en fait été « acheté » bien auparavant par l’un ou l’autre des leaderships politiques. Les quelques billets qu’on lui offre au moment des élections ne sont là que pour le rappeler à ses devoirs, en quelque sorte. Est-il d’ailleurs besoin de rappeler qu’il existe bien des façons d’acheter un électeur, autrement que par des pièces sonnantes et trébuchantes ? On pourrait gloser encore longtemps sur l’immense et admirable travail accompli par la commission Boutros. Ne serait-elle pas retenue que cette gigantesque entreprise resterait quand même, en dépit de ses inévitables failles, comme l’une des rares tentatives sérieuses de démocratisation et de modernisation institutionnelle dans l’histoire de ce pays. Élie FAYAD
En rendant leur copie, au printemps dernier, les membres de la commission nationale pour la loi électorale savaient probablement qu’ils jetaient un pavé dans la mare boueuse de la scène politique libanaise. En parlant de pavé, il faut reconnaître que celui-ci est particulièrement énorme. S’il n’a pas provoqué jusqu’ici de grand tapage, c’est essentiellement en raison...