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Actualités - OPINION

Le réalisme progressiste

Par Joseph S. Nye Jr.* Aux USA, les sondages montrent qu’une majorité d’Américains désapprouve la politique étrangère du président Bush, mais il n’y a pas consensus sur ce qu’elle devrait être. Lors de son premier mandat, l’ambition débridée des néoconservateurs et la pression des nationalistes ont produit une politique étrangère qui ressemblait à une voiture qui dispose d’un accélérateur, mais pas de freins. Elle était condamnée à déraper. Comment l’Amérique devrait-elle employer son pouvoir sans précédent et quelle devrait être la place qu’elle attribue aux valeurs morales ? Les réalistes mettent en garde contre le fait de laisser ces valeurs déterminer la politique, mais la démocratie et les droits de l’homme ont été une part inhérente de la politique étrangère américaine depuis deux siècles. Le Parti démocrate pourrait résoudre ce problème en adoptant le « réalisme progressiste » proposé par Robert Wright et d’autres. Une politique étrangère basée sur le réalisme progressiste commencerait par une évaluation de la force et des limites du pouvoir américain. Les USA sont la seule superpuissance, mais leur supériorité ne repose ni sur un empire ni sur une hégémonie. L’Amérique peut influer sur le reste du monde, mais elle ne peut le contrôler. Le pouvoir dépend toujours du contexte, et le contexte de la politique internationale ressemble aujourd’hui à une partie d’échecs qui se jouerait sur trois niveaux. Le premier niveau, celui du pouvoir militaire, est dominé par l’Amérique, mais le deuxième, celui des relations économiques, est multipolaire, et le troisième, celui auquel se joue le changement climatique, le trafic de drogues, les risques liés à la grippe aviaire et le terrorisme, se caractérise par une répartition chaotique du pouvoir. Le pouvoir militaire n’est qu’une petite partie de la solution pour répondre aux menaces qui pèsent sur la planète, au troisième niveau. Il y faut la coopération entre les gouvernements et les institutions internationales. Même au niveau supérieur, si les militaires américains disposent d’une supériorité écrasante dans les airs, sur les mers et dans l’espace (le budget de la défense des USA représente près de la moitié des dépenses militaires de l’ensemble des pays de la planète), ils sont beaucoup moins à l’aise quand il s’agit de contrôler les élans nationalistes des populations dans des zones occupées. Une politique étrangère basée sur le réalisme progressiste mettrait aussi l’accent sur une stratégie mondiale qui combinerait le pouvoir militaire et le pouvoir de séduction en un pouvoir « intelligent », tel celui qui a permis de remporter la guerre froide. L’Amérique doit employer le pouvoir militaire contre les terroristes, mais elle ne peut espérer remporter la lutte contre le terrorisme si elle ne remporte pas le cœur et n’attire pas l’adhésion des modérés. L’usage contre-productif de la force (comme à Abou Ghraïb ou à Haditha) engendre de nouveaux terroristes. Aujourd’hui, les USA n’ont pas une telle stratégie intégrée. Beaucoup des instruments officiels du pouvoir de séduction (la diplomatie, les médias à destination de l’étranger, les programmes d’échanges, l’aide au développement, l’assistance lors des catastrophes, les contacts avec les militaires des autres pays) sont dispersés dans différents ministères sans aucune politique d’ensemble, et encore moins un budget commun pour les combiner avec le pouvoir militaire en une stratégie cohérente de sécurité. Les USA dépensent environ 500 fois plus pour l’armée que pour les médias et les programmes d’échanges internationaux. Est-ce la bonne proportion ? Quelles devraient être les relations entre le gouvernement et tout ce qui participe au pouvoir de séduction de manière non officielle et qui émane de la société civile – de Hollywood à Harvard, en passant par la Fondation Bill et Melinda Gates ? Une politique étrangère basée sur le réalisme progressiste doit mettre en avant la promesse « de vie, de liberté et de poursuite du bonheur » inscrite dans le marbre de la tradition américaine. Cette stratégie mondiale reposerait sur quatre piliers : 1°) la garantie de la sécurité des USA et de ses alliés ; 2°) le maintien d’une économie forte, tant sur le plan intérieur qu’international ; 3°) la mise en œuvre de mesures préventives pour éviter les désastres environnementaux (comme une pandémie ou des inondations généralisées) ; 4°) le soutien à la démocratie libérale et au respect des droits de l’homme sur le plan intérieur et si possible à l’étranger. Cela ne veut signifie pas qu’il faille imposer les valeurs américaines par la force. La carotte est plus efficace que le bâton pour promouvoir la démocratie, et il y faut du temps et de la patience. Les USA seraient sages d’encourager à une évolution graduelle vers la démocratie, tout en reconnaissant la réalité de la diversité culturelle. Une telle stratégie mondiale s’occuperait en priorité de quatre menaces majeures. Le plus grand danger est sans doute que du matériel nucléaire tombe entre les mains de terroristes. Empêcher cela suppose de combattre le terrorisme et de favoriser la non-prolifération, une meilleure protection du matériel nucléaire, la stabilité au Moyen-Orient et une plus grande attention portée aux pays où l’État est en déroute. Le second défi majeur est la montée d’un bloc hostile, alors que la part de l’Asie dans l’économie mondiale augmente régulièrement pour tendre vers la même proportion que sa part de 60 % de la population mondiale. Pour y répondre, il faut une politique qui intègre la Chine en tant qu’acteur responsable sur la scène internationale, tout en maintenant des relations amicales avec le Japon, l’Inde et les autres pays de la région. La troisième menace majeure est une dépression économique qui pourrait être déclenchée par une mauvaise gestion financière ou par une crise qui perturberait le transit du pétrole du Golfe persique, où se trouvent les deux tiers des réserves mondiales. Pour y faire face, il faut une politique qui réduise progressivement la dépendance à l’égard du pétrole, tout en sachant que l’économie américaine ne peut être isolée du marché mondial de l’énergie. La quatrième menace majeure qui pèse sur nous est une catastrophe écologique, qui pourrait être liée entre autres à une pandémie ou au changement de climat. Pour y répondre, il faut une politique énergétique avisée et davantage de coopération avec les institutions internationales comme l’Organisation mondiale de la santé. Une politique basée sur le réalisme progressiste prendrait en compte l’évolution de l’ordre du monde à long terme et reconnaîtrait qu’il est de la responsabilité du pays le plus puissant de la planète d’œuvrer à l’intérêt général et à la défense des biens communs à tous. Au XIXe siècle, la Grande-Bretagne définissait son intérêt national d’une manière très large en y incluant la défense de la liberté sur les mers, une économie internationale ouverte et une stabilité dans l’équilibre des pouvoirs en Europe. Cette politique orientée vers l’intérêt général bénéficiait à la Grande-Bretagne comme aux autres pays. Elle a aussi contribué à assurer sa légitimité et son pouvoir de séduction. Maintenant que les USA sont à la place de la Grande-Bretagne, ils se doivent de jouer un rôle similaire en défendant une économie internationale ouverte et les biens communs (les mers, l’espace et Internet), en intervenant comme médiateur dans les conflits internationaux avant qu’ils ne dégénèrent et en développant les institutions et une réglementation internationales. Du fait que la mondialisation diffuse les connaissances techniques et que les technologies de l’information permettent une plus large participation de tous aux communications mondiales, la prépondérance américaine va diminuer au cours de ce siècle. Le réalisme progressiste exige que l’Amérique s’y prépare en définissant son intérêt national d’une manière qui bénéficie à tous. * Joseph S. Nye est professeur à Harvard et auteur du livre Soft Power: The Means to Success in World Politics. Il a été vice-secrétaire américain à la Défense et directeur de la National Security Agency. © Project Syndicate 2006. Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz.

Par Joseph S. Nye Jr.*

Aux USA, les sondages montrent qu’une majorité d’Américains désapprouve la politique étrangère du président Bush, mais il n’y a pas consensus sur ce qu’elle devrait être. Lors de son premier mandat, l’ambition débridée des néoconservateurs et la pression des nationalistes ont produit une politique étrangère qui ressemblait à une...