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Actualités - OPINION

IMPRESSION Ce visage-là

Depuis quelques jours, la guerre n’a plus pour moi qu’un seul visage : celui de ce petit garçon brûlé, aux paupières closes. On l’a d’abord vu dans un reportage télévisé, au hasard d’une tournée d’hôpitaux. Il a un frère, moins atteint que lui. Il a une mère en détresse. Rendez-moi mon fils, quelqu’un. Les jours qui ont suivi, on a vu sa photo dans les journaux. Ses joues, son front, ses oreilles, écorchés, la chair à vif, les paupières tuméfiées. Les cheveux coupés de frais, à la brosse, façon marines, étrangement intacts. Était-il fier, en sortant de chez le coiffeur de papa ! avec cette nouvelle tête de petit homme, et ce parfum viril de lavande et d’épices, dont font usage les barbiers de village. « Jouez, disait la mère, mais je défends qu’on marche dans les fleurs et qu’on grimpe aux échelles… » À quoi jouais-tu, petit garçon, à l’ombre de quelle treille, de quel oranger, en ce Sud rutilant de soleil ? Ou bien filais-tu parmi les champs où brunit le tabac séchant sur son fil, « sobrani » de chez nous, fumette du pauvre dont personne ne veut, pas même ceux qui le cultivent. Mais qu’on s’acharne à faire pousser quand même, parce que le tabac c’est le Sud et que le Sud ne lâche pas sa culture. Aux premières heures du soir, quand l’été avait fini de couler le plomb de la journée, tu avais sans doute refait France-Allemagne avec les enfants du voisinage, et comme tu l’avais gardé, ton but ! Sûr que tu as fait ça. Une journée sans ballon, sans « tackle », sans « rainbow », sans « roulette », sans « volée », à ton âge, est une journée perdue. D’autres diront comment tu t’es retrouvé là, dans ce lit de nulle part, et cette blouse blanche, et ce brouillard devant tes yeux, et ces millions d’insectes qui te dévorent la peau, et cette douleur infinie qui te consume encore, au-delà du feu et par-dessus ta douleur, les sanglots étouffés de ta mère. Tu ne vois rien, mais rien au monde ne t’empêcherait de voir ça. Tu m’es apparu, une troisième fois, par hasard. Le reporter filmait l’évacuation. Tu étais dans une barque orange. Où t’emmenaient-ils ? Avant ce jour, tu étais déjà trop grand pour te blottir dans le giron de ta mère. Qu’auraient dit les copains ? Mais te voilà couché sur son cœur. Un pan de son voile t’enveloppe et ses deux bras te font un rempart. Tu portes encore la blouse blanche de l’hôpital. Tes cheveux parfumés de lavande pointent leurs jeunes épis vers le ciel dont tu ignores la couleur. Rien encore, derrière tes paupières enflées qu’éclaboussent les embruns. Trois fois tu m’as déchiré le cœur, toi dont je ne connais même pas le nom. Fallait-il qu’il soit pour toi, l’engin de mort tombé pour tout le monde ou pour personne ? Depuis que ton visage me hante, je t’entoure en pensée de mes bras. Depuis que ta douleur me tourmente, j’invente des baumes et des berceuses que mon silence porte vers toi. Petit garçon du Sud, de ce pays lointain en son propre pays, comment expliquer ton sacrifice ? S’il ne servait qu’à former autour de toi un élan de vie et de paix, alors le Liban aura gagné sa guerre. Où que t’emporte cette barque, pourvu que guérissent tes yeux, alors je pourrai soutenir ton regard. Je ne t’ai pas vu une quatrième fois. J’ai vu s’éloigner dans les brumes du large la silhouette d’une mère penchée sur son enfant brisé. Piétà. Fifi ABOU DIB
Depuis quelques jours, la guerre n’a plus pour moi qu’un seul visage : celui de ce petit garçon brûlé, aux paupières closes. On l’a d’abord vu dans un reportage télévisé, au hasard d’une tournée d’hôpitaux. Il a un frère, moins atteint que lui. Il a une mère en détresse. Rendez-moi mon fils, quelqu’un. Les jours qui ont suivi, on a vu sa photo dans les...