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Actualités - OPINION

Le régime politique libanais entre confessionnalisme et laïcité

Par Daoud SAYEGH Le texte qui suit est une intervention prononcée par M. Daoud Sayegh dans le cadre d’un colloque organisé au Sénat français sur le thème général de « Confessionnalisme et laïcité au Liban ». La conclusion de l’intervenant est que le problème de la laïcité n’est pas épineux si on le considère d’une manière fidèle à la réalité libanaise. Le problème posé au Liban depuis quelques années, surtout après la mise en vigueur des amendements constitutionnels de 1990 et la nouvelle mouture de l’article 95 de la Constitution libanaise, oppose constamment ceux qui revendiquent l’abolition du confessionnalisme politique (terme qui paraît étrange dans la terminologie politique au sens scientifique) à ceux qui posent la laïcité en général, au niveau de la société tout entière. C’était jusqu’à présent un débat stérile, avec des arrière-pensées politiques qui ont poussé des responsables syriens (comme Farouk el-Chareh) à utiliser l’abolition du confessionnalisme politique comme une menace à l’encontre des chrétiens, chaque fois que Damas éprouvait le besoin de le faire, étant donné que cette abolition signifierait l’ouverture des hauts postes de l’État à toutes les communautés religieuses et priverait, par conséquent, les chrétiens du poste de la présidence de la République. C’est dire que ce débat institutionnel et sociologique s’était transformé en un débat vidé de tout sens, marqué d’une sorte de cacophonie. Mais le problème posé au Liban n’en est pas un. Les Libanais ne sont pas invités à choisir entre confessionnalisme et laïcité, étant donné que leur régime politique, ou plutôt la vie tout court, dans leur expérience inédite, tend continuellement à vouloir concilier les besoins de la vie en commun avec les impératifs de l’État. Le Liban est une société multicommunautaire à base confessionnelle. La notion culturelle de la communauté telle que définie par les Nations unies ne paraît pas s’appliquer par conséquent au Liban comme c’est le cas en Belgique ou en Suisse puisqu’il n’y a pas de différence ethnique entre les différentes communautés qui sont toutes, d’origine, de langue, de mœurs et d’histoire, des communautés libanaises. C’est le trait marquant de cette situation qui porte en elle, en même temps, des germes de conflit, puisqu’il est difficile – et les expériences douloureuses l’ont montré – de trouver une solution en dehors de ce que l’histoire, pour ne pas dire le destin, a dessiné pour les Libanais. Ni scission, ni partage, ni même fédération géographique en dehors de la concordance qui doit régner entre les différentes confessions. Un régime politique à base confessionnelle donc, à l’image d’un pays que sa formation humaine et historique a acheminé à partir du milieu du XIXe siècle vers une entité spéciale, faite de diversité unique à caractère religieux et confessionnel, et qui lui a permis d’accéder à la vie constitutionnelle en 1926, et l’a conduit à l’indépendance en 1943. Pour cette raison, la Constitution libanaise, qui doit être considérée, surtout dans ses amendements de 1990, comme le reflet de cette société et de ses mutations, ne pouvait pas ignorer l’aspect multiconfessionnel de cette société. Elle mentionne le confessionnalisme une dizaine de fois, et l’article 19 accorde le droit de saisine du Conseil constitutionnel, entre autres, aux chefs des communautés religieuses, pour des questions relatives au libre exercice du culte, au statut personnel, à la liberté de conscience et à la liberté de l’enseignement religieux, ce qui constitue un domaine assez vaste. Toute l’ingéniosité du système politique libanais consiste donc à assurer l’harmonie entre la religion et l’État, selon les propres termes de la clause relative à ce droit de saisine, qui figure dans le Document d’entente nationale connu sous le nom d’accord de Taëf. Plusieurs points en découlent: 1. Si la laïcité est liée à la notion d’État, au sens précis de l’État de droit, on doit constater que cette perception ne caractérise pas l’ensemble des régimes politiques des pays du Moyen-Orient où, pour des considérations historiques ou sociopolitiques, l’esprit tribal, clanique, familial ou confessionnel, l’emporte – d’abord par les moyens d’accéder au pouvoir et son exercise par la suite – sur les notions juridiques relatives à la séparation des pouvoirs et l’alternance, qui sont les piliers de la démocratie politique. Par conséquent, il nous paraît superflu de nous étendre davantage sur une laïcité à l’arabe, en dehors de la mention coranique : « Pas de contrainte en religion », qui relève de la tolérance, parce que le confessionnalisme demeure un problème arabe, particulièrement en ce qui a trait aux questions de la participation et de l’égalité. 2. Le Liban a essayé de résoudre le problème d’une manière peut-être imparfaite mais qui tend justement à rendre le système plus ouvert parce que conçu à l’origine comme ouvert dans l’esprit des fondateurs. Le cas libanais est donc fort différent. Antoine Messara, sociologue, pense que certains aspects de notre système politique sont éminemment laïcs, et va jusqu’à dire que « le Liban constitue le seul État laïc de la région, du fait qu’il n’intervient pas dans les affaires des églises, des mosquées, des croyances, de l’incroyance et des cultes » (Théorie générale du système politique libanais p.212). Les autres pays arabes, dans leur majorité, stipulent que l’islam est religion d’État, et la Syrie que le chef de l’État est musulman. Et puisque l’article 9 de notre Constitution dispose que la liberté de conscience est absolue, l’État libanais ne choisit pas. Est-ce parce qu’il ne choisit pas qu’il faut considérer son régime comme laïc, ou bien parce que l’enchevêtrement entre religion et État est à ce point manifeste qu’il ne permet pas au Liban de considérer la laïcité comme une réponse au régime multiconfessionnel ? 3. Toute la question réside dans la perception de cette laïcité : est-elle rejetable en bloc, ou au contraire envisageable dans certains de ses aspects, ce que l’empirisme, le bon sens et les intérêts sociopolitiques le commandent. Et si on retient les valeurs de la laïcité telles que déterminées par Bernard Stasi, qui sont la liberté de conscience, l’égalité en droit des options spirituelles et religieuses et la neutralité du pouvoir politique, on peut considérer qu’au moins deux éléments de cette heureuse définition sont remplis par le Liban, à savoir la liberté de conscience et la neutralité du pouvoir politique, quoique sa neutralité soit plutôt une équité commandée nécessairement par l’enchevêtrement et la multiplicité des confessions. Mais la formule qui doit retenir notre attention, nous Libanais, dans les conclusions de Bernard Stasi, c’est celle justement relative au dialogue. En parlant de la laïcité, il a dit notamment : « Construite dans un dialogue permanent, la laïcité a permis d’établir progressivement, par-delà tout dogmatisme, les équilibres correspondant aux besoins de notre société. » S’il faut transposer ces paroles à la réalité libanaise, construite par essence sur le dialogue permanent – dont mon ami Samir Frangié ici présent a donné le nom à un mouvement qu’il a créé –, on ne peut mieux résumer la tendance libanaise aux réformes. 4. Les correctifs que le Liban pourrait apporter à son système confessionnel devraient se faire par paliers : • Lorsque René Rémond a essayé dans son « invention de la laïcité » de lui donner une définition, il a admis « qu’il n’y a pas une définition officielle de la laïcité. Aucune interprétation ne peut se prévaloir d’un consentement universel […] Le mot même est absent de la loi qui est censée en avoir fait le principe régulateur des relations entre société et religion ». Et c’est à propos de l’instruction, par le biais d’un adjectif, que le concept s’est introduit dans le vocabulaire politique. « L’histoire a ainsi établi une relation spéciale entre école et laïcité, qui les a comme soudées », ajoute René Rémond. L’école laïque existe au Liban, et les Beyrouthins appelaient jusqu’à hier l’École laïque française « Madrassat Allaïque » (l’École laïque), sans en percevoir toutefois la portée idéologique ou politique. Elle était une école française, à côté de nombreux autres établissements français religieux aux niveaux secondaires et universitaires. Mais un secteur public libanais a émergé après l’indépendance, non dans le but de faire la distinction entre religion et État, mais plutôt pour fonder un secteur national, non assujeti aux institutions étrangères. Cela sans empêcher l’émergence de nouvelles universités religieuses et laïques, chrétiennes et islamiques, à l’image d’une société à la fois tolérante et religieuse. Mais d’autres secteurs sont aussi marqués par les couleurs confessionnelles, comme les hôpitaux et l’audiovisuel. C’est dire que l’ensemble de la société au Liban est fondé sur le multiconfessionnalisme. Et si les protagonistes politiques devaient s’entendre un jour sur l’abolition du confessionnalisme au niveau de l’État, que faire de la société qui, elle, ne fonctionne que sur la base qui l’a vu émerger ? Le problème de la laïcité au Liban n’est pas épineux, si on le considère d’une façon fidèle à la réalité libanaise. • Sur le plan électoral : Si le système confessionnel n’assure pas l’égalité des chances, essayons de ménager la loi électorale dans le meilleur sens, en assurant le plus grand degré d’égalité des chances. • Au niveau des statuts personnels : Si la loi libanaise reconnaît les mariages civils contractés à l’étranger et ses tribunaux appliquent les lois des pays dans lesquels ces mariages ont été contractés en cas de conflit, considérons que cela constitue une situation avancée sur la voie de l’adoption d’une loi facultative de mariage civil, dans l’avenir, en dépit de la faillite de la tentative de 1998. • Règles de participation : Comment appliquer la participation de manière à la rendre plus égalitaire, conformément aux règles de droit. • Sur le plan de l’éducation : À travers un plan de rénovation pédagogique, tel celui effectué entre 1997 et 2001, pour l’élaboration de nouveaux programmes, notamment de ceux relatifs à l’éducation civique et à l’histoire. Envisager une laïcité à la libanaise nous conduit à considérer la question comme un problème de société, propre à toutes les sociétés plurales : comment assurer la participation des minorités, de toutes les minorités, pour éviter les risques d’exclusion. Mais la laïcité ne se limite pas aux concepts philosophiques ou politiques, elle est aussi un régime juridique. C’est donc à travers des aménagements techniques, juridiques ou constitutionnels, qui respectent les droits de l’homme et la liberté, qu’on pourra trouver des solutions aux problèmes des sociétés qui en éprouvent le besoin. Peut-on dire ainsi que le vrai problème n’est pas un choix entre laïcité et confessionnalisme ? Il est peut-être ailleurs, puisqu’il réside dans la recherche des meilleurs moyens de sauvegarder les droits des multiples composantes de la société. L’expérience libanaise, dans sa tendance manifeste à vouloir assurer l’harmonie entre religion et État, présente, je l’espère, un exemple édifiant.
Par Daoud SAYEGH

Le texte qui suit est une intervention prononcée par M. Daoud Sayegh dans le cadre d’un colloque organisé au Sénat français sur le thème général de « Confessionnalisme et laïcité au Liban ». La conclusion de l’intervenant est que le problème de la laïcité n’est pas épineux si on le considère d’une manière fidèle à la réalité...