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Actualités - OPINION

TRIBUNE Où peut encore aller la Syrie ?

Par Joseph BAHOUT * L’article qui suit reprend une intervention de l’auteur lors d’un débat auquel prenait part le journaliste anglais Patrick Seale, il y a près de trois semaines, au Centre d’accueil de la presse étrangère (CAPE), à Paris. Il paraîtra dans l’édition de ce mois-ci de la revue « Esprit ». Depuis la publication du rapport Mehlis, conclusions provisoires de la commission internationale d’enquête sur l’assassinat de l’ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri, la Syrie se trouve de nouveau sur la sellette, son régime en ligne de mire de la communauté internationale, et l’avenir de ce pays en questions. Prise dans l’étau de la pression américaine grandissante depuis la chute de Bagdad, accusée d’alimenter la rébellion en Irak, d’encourager les factions palestiniennes du refus et de tyranniser son voisin libanais, la Syrie vit en ce moment ses heures les plus difficiles depuis l’accession au pouvoir du jeune président Bachar el-Assad. Des heures fatidiques, au point où l’on ne se demande plus où va la Syrie, mais où peut-elle encore aller désormais. Nonobstant les évolutions sociétales, économiques et politiques qu’a connues la Syrie depuis les années 70, la structure du pouvoir à Damas continue de reposer sur le même tripode : le parti Baas, qui assure la fonction « légitimisatrice » et l’instrument de contrôle social ; l’armée et les services de renseignements qui assurent la fonction prétorienne coercitive et l’instrument de contrôle politique ; la communauté alaouite qui assure la fonction organique et l’instrument de cohésion du clan au pouvoir. Or ce sont exactement ces trois piliers du régime qui sont aujourd’hui sapés par la dynamique des faits. La Syrie est à la fois sommée de se « désidéologiser » en renonçant au discours panarabe au nom duquel elle s’immisce dans les affaires de ses voisins et de s’ouvrir au multipartisme ; elle est sommée de se « civilianiser » en mettant au pas ses services quitte à en livrer les responsables à la justice internationale ; elle est enjointe d’inclure dans le cercle de ses élites effectives les autres composantes ethniques communautaires du pays et de leur redonner leurs droits. Autant de desiderata impossibles, tant ils mettent Assad et son régime devant des choix cornéliens. On a longtemps fonctionné, concernant la Syrie, sur des grilles analytiques figées et sur un ensemble d’idées bien reçues, qu’il devient nécessaire de déconstruire s’il fallait arriver à une meilleure intelligence de ce qui se passe et se passera probablement dans ce pays dans le proche avenir. La première de ces illusions est celle d’un Bachar el-Assad contraint, empêché, voire captif de son entourage et des structures héritées du temps de son père auquel il a succédé en l’an 2000. C’est une idée qui a eu cours longtemps, selon laquelle Bachar voudrait mais ne pourrait pas ; les derniers amis de Damas en Occident tentent même le paradoxe que la crise actuelle à laquelle fait face Damas est peut-être le meilleur allié d’un président qui trouverait là les motifs ultimes de dépasser sa velléité et de faire enfin ce qu’il voudrait et devrait, à savoir le nettoyage de son appareil et la mise de la Syrie sur les rails de la réforme et de la « perestroika » politique. C’est oublier là que, depuis 1998, deux ans avant son accession au pouvoir, Bachar a lui-même fait les choix les plus radicaux tant au niveau libanais qu’au niveau interne. Le choix de son allié et féal Émile Lahoud comme président du Liban, la décision fatale de reconduire ce dernier en été 2004, les brusqueries dans la gestion de la scène politique libanaise depuis 1998 sont autant d’exemples du manque volontaire de souplesse du jeune président ; sa mise en coupe du très éphémère « printemps de Damas », ses nominations sécuritaires, l’emprisonnement de son propre conseiller économique Aref Dalila, réformiste et libéral, témoignent de la même fermeture dans sa gestion domestique. Suit une autre illusion, entretenue par une école d’analyse occidentale en mal de facilité conceptuelle, selon laquelle la réforme syrienne sera le fruit d’une lutte qui se joue entre une « ancienne garde », située dans la continuité du père, et une « nouvelle garde » plus technocratique, plus occidentaliste et plus libérale, apportée dans les bagages du fils. C’est confondre là un ensemble désordonné d’orientations économiques et parfois idéologiques maladroitement exprimées et des pratiques conjoncturelles de pouvoir. C’est aussi ne pas voir les faits et leurs auteurs. Si l’on doit croire les conclusions du rapport Mehlis, ce sont trois des plus éminents représentants de la « nouvelle garde », le frère, le beau-frère et l’un des inspirateurs idéologiques du jeune président (le colonel Bahjat Sleiman), qui ont planifié et exécuté l’assassinat de Rafic Hariri. A contrario, deux des plus saillants représentants de la « vieille garde », l’ancien vice-président Khaddam et l’ancien proconsul syrien au Liban et ministre de l’Intérieur Ghazi Canaan, ne se sont pas seulement opposés à la prorogation anticonstitutionnelle du président Lahoud, mais se seraient aussi opposés à l’assassinat du Premier ministre libanais ; Kanaan en serait mort, même si les raisons et la véracité de son suicide restent encore du domaine du mystère. Le comble du paradoxe, si l’on doit croire les activités et contacts parisiens de Abdel-Halim Khaddam, est donc de voir aujourd’hui les milieux occidentaux réclamer la tête des barons flamboyants du « bacharisme », tout en remettant en grâce quelques symboles du régime d’ Assad père maintenant perçus comme des parrains crédibles à une alternative au régime actuel, et comme les instigateurs d’une transition vers la Syrie moderne et acceptable. La troisième idée reçue tient à l’approche occidentale du nœud syrien et au fait de prendre un peu trop au mot l’affirmation américaine selon laquelle ce qui est désiré n’est pas un changement de régime, mais seulement un changement d’attitude, d’orientation et de comportement de celui-ci. C’est négliger l’effet domino de la fin du régime baassiste jumeau de Bagdad. C’est oublier que ce qui est mis en cause par Washington depuis le 11 septembre est l’équation qui conduit à accepter des autoritarismes idéologiques au nom d’une stabilité sécuritaire. C’est occulter l’enchaînement des gestes diplomatiques, politiques et parfois militaires qui enserrent la Syrie de façon croissante depuis la promulgation par le Congrès américain du Syria Accountability Act, l’adoption par le Conseil de sécurité de l’ONU des résolutions 1559, 1595 et, dernièrement, 1636, ainsi que la fréquence rapprochée des opérations punitives que mènent les troupes américaines en Irak à la frontière syrienne, et sans doute parfois au-delà. Mais c’est aussi ignorer que, s’agissant de régimes surcentralisés et autoritaires comme le régime syrien, les tentatives réelles de changements sectoriels et progressifs au sein même des structures du régime finissent par se solder, par un effet quasi mécanique, par un effondrement du régime lui-même. Hafez el-Assad l’avait d’ailleurs bien compris, lui qui, au modèle russo-soviétique gorbatchévien de réforme – où il voyait un suicide programmé – avait préféré le modèle chinois de la stabilité, en ouvrant des espaces économiques palliant à des immobilismes politiques. Assad, pour confirmer et conforter la supposée retenue occidentale, agite savamment le spectre de la prise du pouvoir par des islamistes présentés comme la seule force organisée d’opposition et brandit alternativement le spectre du chaos qui suivrait un effondrement brutal du régime de Damas et qui prolongerait en Syrie le cauchemar irakien. Certes, les voisins de la Syrie – Turquie et Israël en tête, Ankara pour des raisons kurdes, et l’État hébreu de crainte de voir un vivier terroriste incontrôlé s’installer à sa frontière nord – confirment ce schéma. Certes les Occidentaux, échaudés, tempèrent. Mais il demeure pour tous que les chances de viabilité du régime actuel, même encerclé, affaibli et sous perfusion, sont forcément limitées, et qu’un sursis, s’il est possible et envisagé, n’est plus utile que pour organiser la suite de façon à éviter les surprises et les conflagrations irakiennes. Aussi, la Syrie se retrouve-t-elle aujourd’hui face à des alternatives difficiles, et les scénarios envisageables de son évolution se réduisent de jour en jour. L’optimum serait que Bachar cède à ce qui lui est demandé, qu’il se soumette aux injonctions de la communauté internationale en réussissant à arrêter et livrer les plus hauts dignitaires de son régime aux nécessités de l’enquête sur la mort de Hariri, en entamant une vraie nouvelle page de coexistence pacifique avec son voisin libanais enfin souverain et en mettant tout en œuvre pour faciliter la stabilisation de l’Irak. Pour souhaitable qu’il soit, ce scénario est hautement improbable. Le président syrien peut vouloir céder, mais ne pas réussir à le faire. Lâchés et acculés, son frère et son beau-frère, respectivement chef de la garde présidentielle et chef de la sécurité militaire, seuls ou ensemble, seraient tentés de renverser le jeune président faible, isolé et désavoué par son clan, et de s’engager dans la stratégie du bunker en attendant que la communauté internationale vienne les chercher manu militari. Mais d’autre part, s’il réussissait, ce scénario s’ouvrirait sur des suites fortement incertaines. Bachar cédant, le régime et son roi, nus, se retrouveraient privés de leurs dernières défenses face à une société impatiente de regagner ses droits ; dévertébré, le complexe militaro-sécuritaire retrouverait alors aussi ses réflexes anciens, et la Syrie renouerait avec l’instabilité putschiste qui la caractérisait dans les décennies 50 et 60. Mais il est fort possible, toutefois, que Bachar ne cède pas. Par incapacité ou par crainte, soit aussi, et le rapport Mehlis ne l’exclut pas, parce qu’il est lui-même impliqué dans l’assassinat de Hariri. C’est alors, à l’instar de son ancien frère ennemi et siamois irakien, le régime tout entier, dans une sorte d’acte final crépusculaire, qui s’engagerait dans une ultime confrontation avec le monde, en tentant d’entraîner le plus de choses dans sa chute. * Politologue libanais. Sciences-Po Paris.

Par Joseph BAHOUT *

L’article qui suit reprend une intervention de l’auteur lors d’un débat auquel prenait part le journaliste anglais Patrick Seale, il y a près de trois semaines, au Centre d’accueil de la presse étrangère (CAPE), à Paris. Il paraîtra dans l’édition de ce mois-ci de la revue « Esprit ».

Depuis la publication du rapport Mehlis, conclusions provisoires...