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Actualités - CHRONOLOGIE

Le militaire affirme avoir vu vivants les deux prêtres et la cuisinière du couvent Un ancien soldat libanais raconte la tuerie à laquelle il a survécu

Des soldats de l’armée libanaise postés à Beit-Méry, Deir el-Kalaa et dans les environs ont été fait prisonniers par les troupes syriennes, le 13 octobre 1990, à l’issue de l’invasion des régions chrétiennes. C’est dans le périmètre du couvent de Deir el-Kalaa qu’ils ont été regroupés et déshabillés avant d’être mitraillés de sang froid par les militaires syriens. Certains ont miraculeusement survécu à cette tuerie collective. Aujourd’hui, alors que l’armée recherche des indices sur le sort réservé à ses soldats, l’un d’eux raconte son calvaire et celui d’une trentaine de soldats et d’officiers libanais. Ce miraculé s’appelle Dory Nammoura. Il était simple soldat, affecté depuis 1988 au poste d’observation du couvent de Deir el-Kalaa. Il avait une vingtaine d’années. Quatre autres soldats, dont deux affectés aux écoutes ainsi qu’un officier, étaient également postés au même emplacement. « Le 13 octobre 1990, nous avons été réveillés très tôt par l’officier qui nous dit : “Ils arrivent. Que Dieu nous préserve”. J’ai à peine le temps de m’habiller, je n’ai pas porté ma veste. J’ai juste pris mon arme, se souvient Dory. C’est alors que l’armée syrienne nous a encerclés. » L’officier et les deux soldats affectés aux écoutes avaient eu le temps de prendre la fuite en direction des ruines. Mais Dory et ses deux compagnons étaient pris au piège. « Je voulais tirer, mais les soldats syriens m’ont rapidement neutralisé. Ils nous ont pris nos bottes et nous ont partiellement déshabillés », raconte-t-il. Mitraillés de sang froid Le groupe de prisonniers libanais grossissait au fur et à mesure que le temps passait. Deir el-Kalaa semblait être le lieu de regroupement des forces syriennes. « Nous devions être une trentaine, peut-être plus, estime-t-il, indiquant que chaque fois qu’un nouveau groupe de soldats syriens arrivait, il participait au tabassage. Il devait être 17 heures quand le général syrien présent sur les lieux a regroupé les prisonniers dans la cour. « À une cinquantaine de mètres de nous, les deux prêtres, Albert Cherfane et Sleimane Abi Khalil étaient debout, sur les marches du couvent. Ils ne faisaient pas partie du groupe de prisonniers », assure Dory. Le soldat connaissait bien les deux prêtres. Il les avait côtoyés durant deux mois, depuis leur arrivée au couvent. « Nous nous trouvions non loin d’un grand chêne. Le général syrien a alors ordonné qu’on nous bande les yeux et qu’on nous lie les mains et les pieds. Mais on ne m’avait pas attaché les pieds, je ne sais pas pourquoi », se rappelle Dory. « Les coups redoublaient. Les Syriens s’acharnaient à deux sur chaque soldat libanais. Ils nous ont ordonné d’avancer. Nous avons traversé une portière en fer. Nous avons également marché sur des barbelés. C’était douloureux car nous étions pieds nus. Et puis on m’a demandé d’insulter ma religion, d’insulter la vierge et le Christ. J’ai refusé car je suis profondément croyant. On m’a également traité de chien, mais j’ai répondu que je ne faisais que défendre ma patrie. Un soldat syrien m’a alors cassé le nez avec la crosse en fer de son arme automatique. Je saignais. Quelle heure était-il à ce moment ? Je ne sais pas. Il faisait déjà nuit », se souvient l’ancien soldat. « Il devait être 18 ou 19 heures. C’est alors qu’on nous a fait descendre dans une sorte de blaukhaus qui nous servait de poste d’observation et qui donnait sur Monteverde. Et brusquement, nos tortionnaires se sont mis à nous tirer dessus avec leurs mitraillettes. La fusillade était interminable. Elle a probablement duré une demi-heure, estime Dory. Je priais. Ils ont ensuite lancé des grenades, avant de s’en aller. » Dory ne se souvient plus de ce qui s’est passé à ce moment-là. Il a dû probablement s’évanouir car il a été réveillé par un de ses compagnons, quelque temps plus tard. Il estime qu’une demi-heure s’est déroulée entre la fin de la fusillade et son réveil. « Il m’appelle, pour voir si je suis vivant et me défait mes liens. Il me demande également de lui indiquer le chemin pour quitter le couvent. J’étais incapable de répondre. J’ai dû m’évanouir de nouveau. Mon camarade, croyant que j’étais mort, s’est enfui avec un ou plusieurs autres soldats rescapés. Je ne sais pas combien d’entre eux ont réchappé à cette tuerie. Mais j’en ai revu quelques-uns plus tard. Certains sont toujours à l’armée à l’heure actuelle », indique-t-il. Protégé par les corps de ses camarades Ce n’est qu’à l’aube du lendemain que Dory a enfin repris connaissance de nouveau, du moins le pense-t-il. « J’ai entendu un de mes camarades m’appeler. Il avait froid. Il avait les deux jambes coupées. Je n’ai pu que le couvrir avec ma chemise de coton. Mais j’ai gardé mon pull, c’était tout ce qui me restait, à part mon caleçon. À la vue de ces corps inertes, les uns sur les autres, j’ai pleuré. C’est grâce à eux que j’ai eu la vie sauve. En tombant sur moi, ils m’ont protégé. » Dory Nammoura est pourtant blessé. Il est atteint à la tête et à la jambe et son corps est ensanglanté. « J’ai prié, j’ai fait le signe de croix et j’ai quitté ce lieu. J’ai laissé derrière moi mon camarade d’infortune encore en vie. Mais je ne pouvais pas le porter. Il m’a demandé de l’emmener avec moi, je n’avais d’autre choix que de lui dire de me suivre. » La peur au ventre, se cachant de ses tortionnaires toujours postés au couvent, le soldat a ainsi rampé pendant de longues heures, au moins 4 heures, suppose-t-il, estimant qu’il devait être entre 6 heures et midi, le 14 octobre 1990. Ses blessures le torturaient, sa jambe avait démesurément enflé. « Je me suis dirigé vers la vallée, précise-t-il, espérant ainsi éviter les Syriens. » C’est alors que le soldat est aperçu par une femme au balcon de sa maison. « Elle m’a appelé. Je ne sais pas comment je l’ai entendue », note-t-il. Dory est hébergé par cette famille de Beit-Méry qui a confirmé ses propos par la suite. Il est lavé, habillé et nourri. « Je n’avais pas mangé depuis deux jours, dit-il, j’étais blessé et recouvert de sang. J’étais épuisé et terrorisé. Ce qui me restait d’habits était en lambeaux. J’avais tellement rampé. » Mais Dory n’est pas encore tiré d’affaires, car les forces syriennes recherchent les soldats libanais rescapés et forcent le domicile de son sauveteur. « Ils m’ont caché dans un lit et ont raconté aux Syriens que j’étais leur fils et que j’étais malade. Après leur départ, je n’arrêtais pas de remercier mes sauveteurs. Le père de famille s’est alors rendu chez un officier de l’armée pour organiser mon évacuation. » Dory avait encore peur. Il craignait de mourir ou d’être tué. Durant son transport en ambulance, on l’a recouvert du drapeau libanais. « J’ai abordé avec agressivité l’officier qui me transportait. Je lui ai demandé qui il était. Je n’avais pas confiance. Mais il a su me rassurer, peut-être à cause du brassard blanc qu’il portait. Il m’a réconforté et m’a embrassé. Il m’a même demandé d’où je venais et s’est renseigné sur le sort de mes camarades. J’ai su plus tard que l’armée libanaise a tenté de se rendre à Deir el-Kalaa pour connaître le sort des disparus, mais que l’armée syrienne ne les y a pas autorisés ». Hospitalisé et soigné, Dory est enfin rendu à sa famille. Poussé à la démission Tout en racontant son calvaire, Dory semble revivre le drame du 13 octobre 1990. « Je ne sais pas si j’aurais la force d’y retourner un jour, dit-il. C’était tellement horrible. Pourtant je sais que je reconnaitrais les lieux du massacre. » Son corps garde encore les séquelles du drame, malgré 18 interventions chirurgicales. Atteint de gangrène, il a été amputé de deux orteils et souffre de la maladie de Renauld, une maladie liée à la circulation sanguine qui lui provoque par ailleurs des problèmes cardiaques. Dory est également perturbé, anxieux, triste surtout. Après avoir servi dans l’armée jusqu’à la fin de l’année 1994, il a été poussé à la démission. « Ils ont prétexté que j’étais malade mental, ils ont même dit que j’étais fou. Mais je sais que j’ai été poussé à partir parce que j’ai participé à la bataille du 13 octobre 1990 », constate-t-il. Il est vrai que Dory n’avait pas bon caractère. Il reconnaît qu’il s’énervait facilement et se disputait avec ses camarades, avec ses supérieurs parfois. Il était ce qu’on appelle une forte tête. Réduit au chômage, vivant à la charge de ses parents malades et de condition modeste, l’ancien militaire ne reçoit aujourd’hui qu’une maigre retraite de 327 000 LL par mois et occasionnellement une aide médicale. Mais cette somme ne lui suffit pas pour payer les 12 médicaments qu’il doit ingurgiter tous les jours. Des médicaments dont la facture s’élève à 800 000 LL par mois. « Je ne demande rien à l’État. Je voudrais juste qu’il se penche sur mon sort. Après tout, je n’ai fait que mon devoir de soldat ce jour-là. » Quinze ans après le drame, Dory demeure très attaché à l’institution militaire qui est à ses yeux toujours aussi sacrée. Ce que sont devenus ses compagnons d’infortune ? Il n’en sait rien. Il a juste revu quelques-uns des soldats qui ont réchappé comme lui de la tuerie collective de Deir el-Kalaa. Mais il ignore totalement ce qu’il est advenu de ceux qui ont péri. Il ignore aussi ce qu’il est advenu des deux prêtres et de la cuisinière du couvent, qu’il avait aperçus, quelques instants avant le drame.
Des soldats de l’armée libanaise postés à Beit-Méry, Deir el-Kalaa et dans les environs ont été fait prisonniers par les troupes syriennes, le 13 octobre 1990, à l’issue de l’invasion des régions chrétiennes. C’est dans le périmètre du couvent de Deir el-Kalaa qu’ils ont été regroupés et déshabillés avant d’être mitraillés de sang froid par les militaires syriens....