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Reportage - Les chauffeurs des camions espèrent un déblocage après la visite de Siniora en Syrie À Masnaa, une longue file, des marchandises sur le point d’être jetées et un vif sentiment d’injustice

On dirait un camp de réfugiés, avec son désordre, l’impression de saleté et d’installations hâtives, et surtout, l’air hébété de ceux qui y traînent. Depuis une quinzaine de jours, la zone réservée aux camions à la frontière libano-syrienne est devenue une aire de stationnement, où les moteurs tournent sans arrêt dans un bruit assourdissant, pour faire fonctionner les frigos, alors que les chauffeurs trompent leur ennui en buvant du thé et en jouant aux cartes sous l’écrasante chaleur de ce mois de juillet. Certains sont là depuis la fermeture des frontières du côté syrien, d’autres sont arrivés un peu plus tard, et chaque jour, ils espèrent enfin le déblocage promis. En vain. Routiers de leur métier, ils ont l’habitude de faire trois livraisons par mois, emmenant des marchandises libanaises, généralement des légumes et des fruits, vers les pays du Golfe, l’Irak, la Jordanie, et plus rarement la Syrie. Ils touchent près de cent dollars par livraison, traversant généralement les frontières comme une lettre à la poste : une demi-heure pour les douanes libanaises, une autre pour celles de la Syrie, se retrouvant en moins de 24 heures à la frontière saoudienne. Mais cette livraison-là s’est transformée en véritable cauchemar. Les routiers, qui ont pourtant l’habitude des voyages et du passage des frontières, affirment qu’ils n’avaient rien vu venir. Aujourd’hui, il y a près de 1 400 camions qui stationnent à la frontière libanaise, à Masnaa et dans le no man’s land qui sépare le Liban de la Syrie. Lorsqu’ils ont traversé la frontière vers le Liban pour charger la marchandise, nul ne leur a laissé entendre qu’ils pourraient ne pas revenir de sitôt. Syriens dans leur très grande majorité, ils affirment pourtant avoir établi des liens avec les officiers des douanes, mais aucun d’eux n’a vendu la mèche et ils se retrouvent maintenant coincés dans cette zone qui semble se refermer sur eux comme un piège. Une nécessité, se procurer du mazout Abou Ahmed est assis sur une couverture immonde devant son camion. « Je n’ai plus de mazout que pour quatre jours, dit-il. Passée cette date, je devrai jeter toute ma marchandise, des légumes et des pommes de terre, que j’ai chargées ici pour les transporter à Dubaï. Si la marchandise est jetée ou avariée, le destinataire ne me paiera rien et il pourrait même m’obliger à payer une amende. Vous imaginez dans quelle situation je me trouve ? » Il a beau être dans le pétrin, il garde le sens de l’hospitalité et insiste pour que nous nous installions sur la même couverture. En trois secondes, la théière est prête et les autres chauffeurs s’approchent. Tous sont choqués par la décision des autorités syriennes à laquelle ils ne s’attendaient pas. Ils ne comprennent pas les raisons qui l’ont dictée, même si certains d’entre eux sont soucieux de défendre malgré tout les autorités de leur pays. « S’ils disent qu’il y a des raisons de sécurité, c’est que cela doit être vrai. » Pourquoi les autorités syriennes, qui les connaissent tous, mettent-elles aujourd’hui en doute leur honnêteté en laissant entendre qu’ils pourraient transporter des armes et des explosifs avec la marchandise habituelle ? Certains chauffeurs se fâchent. « Vous voulez que nous ayons encore plus de problèmes, en plus de tout ce qui nous arrive ? Chaque pays a le droit et le devoir de se défendre et de défendre ses citoyens. Surtout dans les circonstances actuelles. Les autorités syriennes affirment avoir trouvé des armes sur un des camions de marchandises sur la frontière au nord du Liban. Comment les blâmer si elles prennent désormais leurs précautions ? » Abou Khaled, qui a onze enfants et dont la femme (la même !) est enceinte du douzième, n’est pas du tout de cet avis. « Pour moi, c’est certain, la décision est politique. Depuis l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri, les Libanais n’ont cessé de maltraiter les Syriens, les accusant de tous les maux, les chassant, les agressant et les insultant. Les autorités syriennes veulent sans doute par cette décision attirer l’attention des Libanais sur cette situation intenable. » « Nous ne faisons pas de politique, pourquoi nous punit-on ? » Tayssir proteste vivement : « Nous ne voulons pas intervenir dans ces questions-là. Nous ne connaissons rien à la politique. Au fait, le gouvernement libanais a-t-il été formé ? » Tayssir et ses compagnons ont de petites télévisions qui fonctionnent sur batteries, mais ils affirment ne suivre que les feuilletons égyptiens et syriens pour passer le temps. Ils semblent intéressés par la formation du gouvernement libanais, espérant que cet événement permettra de résoudre au plus tôt le problème qui les retient ici. Pendant que nous discutons, un camion passe sans s’arrêter en direction de la frontière syrienne. Ils le suivent des yeux avec une sorte d’irritation et l’un d’eux s’écrie : « Évidemment, lui peut passer. Il a un piston de la famille Makhlouf. » Ses compagnons s’empressent de le faire taire. « Ne l’écoutez pas. Les camions qui viennent du port de Beyrouth, transportant une marchandise en transit, ne s’arrêtent pas à la frontière, puisque leur marchandise n’est pas chargée au Liban. C’est tout », affirment-ils. Les chauffeurs des camions sont très montés pratiquement contre tout le monde. « Personne ne nous a aidés. Ceux qui nous donnent de l’eau nous la font payer très cher : 50 livres syriennes le litre (un dollar américain). Chaque journée nous coûte près de trois dollars, en eau et en nourriture. Nous n’avons nulle part où aller pour nous laver. Toutes les instances économiques sont venues faire des déclarations, mais aucune mesure concrète n’a été prise. Qu’ils nous procurent simplement du mazout au prix auquel nous l’achetons en Syrie et nous ne voulons rien d’autre. Mais même cela semble impossible. Chaque fois qu’on demande quelque chose, les Libanais nous rétorquent : tant pis pour vous. Vous n’avez qu’à demander à vos autorités de vous aider. Pourquoi nous punit-on, au Liban et en Syrie ? Nous en sommes réduits à mendier un peu de mazout aux camions qui viennent de Syrie vers le Liban, car dans ce sens-là, il n’y a aucune entrave. Nous n’avons pourtant commis aucun crime. » Ils ont tous la même amertume et racontent que, depuis le 14 février, toute l’attitude des Libanais a changé à leur égard. « C’est à peine si on nous laisse encore passer, nous faisant sans cesse entendre que ce serait mieux que les chauffeurs libanais conduisent les camions. Pourtant, nous travaillons dans ce domaine depuis des années et nous avions cru établir des liens de fraternité avec nos camarades libanais. Vivement que cette mauvaise passe finisse et que nous puissions retrouver nos amis et reprendre notre travail. » Même les voitures passent au compte-gouttes Certains chauffeurs sont très critiques à l’égard des autorités syriennes, accusées de ne pas tenir compte de leurs intérêts en prenant ce genre de décision. « Nous payons à la place de tout le monde, sans avoir commis la moindre faute », se lamente Abou Ahmed, qui ressasse sans arrêt ses problèmes et craint d’être pénalisé à la fois par le propriétaire du camion et par le destinataire de la marchandise. Si les chauffeurs des camions sont au bord du désespoir, les chauffeurs de taxi sont aussi en difficulté. S’il est vrai que la circulation des personnes est plus aisée que celle des marchandises entre le Liban et la Syrie, il n’en reste pas moins que les passagers sont de moins en moins nombreux. Seuls ceux qui ont des cas urgents se risquent encore à faire le trajet. Pourtant, au cours des années passées, de nombreux Libanais allaient acheter des marchandises en Syrie ou s’y faire soigner, car les soins médicaux y sont moins chers. Maintenant, ils craignent d’être inquiétés. De même, les Syriens du Liban ne vont que rarement en Syrie, et lorsqu’ils le font, ils n’osent plus utiliser leurs voitures, préférant monter à bord de voitures ayant des plaques d’immatriculation libanaises. Alors qu’avant, les chauffeurs de taxi libanais étaient défavorisés, les privilèges étant réservés aux Syriens, aujourd’hui, la situation est inversée et les chauffeurs syriens se plient sans ouvrir la bouche à la nouvelle règle du jeu. Mais entre les deux parties, la situation est lourde de malentendus et de frustration. Abou Khaled ne peut s’empêcher d’exprimer sa rancœur : « Comment nos frères d’hier peuvent-ils nous traiter ainsi ? » Mais auparavant, lorsque la situation était à leur avantage, ne se rendaient-ils pas compte qu’ils maltraitaient les Libanais ? « Peut-être, reconnaît-il. Mais pourquoi se venger ainsi ? Et puis si le régime syrien a été injuste envers eux, pourquoi nous prennent-ils pour cible ? » Aujourd’hui, les regards des chauffeurs sont tournés vers la visite annoncée du Premier ministre libanais en Syrie. « Il faut que les autorités libanaises et syriennes parviennent à s’entendre. Quelles que soient les erreurs, les frustrations et les vexations exercées de part et d’autre, nul ne peut changer la géographie. Libanais et Syriens, nous sommes condamnés à coopérer », conclut Tayssir. Mais le contentieux est si lourd et le chantage exercé par les autorités syriennes sur le Liban si évident que chaque jour qui passe complique encore plus la situation. Scarlett HADDAD
On dirait un camp de réfugiés, avec son désordre, l’impression de saleté et d’installations hâtives, et surtout, l’air hébété de ceux qui y traînent. Depuis une quinzaine de jours, la zone réservée aux camions à la frontière libano-syrienne est devenue une aire de stationnement, où les moteurs tournent sans arrêt dans un bruit assourdissant, pour faire fonctionner...