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Actualités - OPINION

Simplement, un homme libre

Par Amin MAALOUF Une manifestation s’est déroulée à Paris, avant-hier jeudi, en mémoire de Samir Kassir, au cours de laquelle lecture a été donnée du texte suivant d’Amin Maalouf : Il y a quelques semaines, nous étions ensemble, à Paris. C’était le premier dimanche de vrai printemps, le ciel était à peine couvert, Gisèle et Samir respiraient la vie, la liberté, l’espoir. Nous avions parlé de choses graves, mais nous avions aussi beaucoup ri. Ces images de bonheur viennent à présent se superposer dans mon esprit à celle qui a fait le tour du monde en cette maudite journée de juin : Samir penché sur son volant, comme s’il était simplement assoupi. Les tueurs, cette fois, n’ont pas choisi l’explosion massive qui démolit les édifices, déchire les blindages, et qui répand la mort dans tout le périmètre de l’attentat. Ils ont posé, semble-t-il, une charge minime, qui ne se mesure pas en centaines de kilos, mais en centaines de grammes, juste de quoi démolir cet édifice fragile qu’est le corps d’un homme – des habits, une peau, une colonne vertébrale, des vaisseaux qui irriguent le cœur, les mains, la tête... Je contemple à nouveau cette image, soudain devenue emblématique : une vitre est brisée, Samir est intact, Samir est mort. Je fais des efforts pour contenir ma colère, et ma rage. Envers les tueurs, et ceux qui les ont envoyés. Et plus généralement envers une réalité arabe qui tolère les tueurs – qu’ils agissent au nom de la foi, ou au nom de la raison d’État – et qui tolère mal la parole libre. Depuis une semaine, je lis et j’entends murmurer, même de la part de ceux qui l’ont connu et aimé, que Samir aurait dû se montrer plus prudent, ménager certaines susceptibilités, mettre un peu d’eau dans son vin... Moi-même, pourquoi le nier, je n’ai pu m’empêcher de le penser. Réaction compréhensible, mais inquiétante, profondément inquiétante. Ainsi, ce serait à l’homme libre de faire attention. De ne pas trop s’attaquer à tel régime, à tel chef, à telle croyance. C’est la liberté qui est censée se taire, c’est la raison qui est censée avoir honte, c’est la vérité qui est censée se cacher. Sinon, gare ! Les tueurs veillent ! Samir Kassir détonnait au sein d’un monde arabe qui ne connaît plus que le suicide ou la résignation. Pourtant, malgré ce qu’on voudrait nous faire croire, Samir n’était pas un provocateur, Samir était simplement un homme libre. Il parlait comme doit parler un homme libre, il vivait et écrivait comme doit vivre et écrire un homme libre. C’est lui qui était sain et c’est le monde arabe qui est malade. J’aimerais pouvoir dire ce soir ma foi en l’avenir. J’aimerais pouvoir vous dire que le Proche-Orient de demain sera celui dont Samir rêvait. J’aimerais pouvoir dire que son martyre secouera les consciences avachies. Pardonnez-moi, je ne le dirai pas. Parce que, tout simplement, je n’ai aucune certitude. Il est possible que l’avenir soit porteur de liberté comme il est possible que la servitude, l’ignorance, la tyrannie, la barbarie continuent à prévaloir, et que les cortèges de mort se poursuivent longtemps encore. Car l’avenir n’est écrit nulle part, il doit être imaginé, inventé, bâti, par des hommes libres. Comme Samir – c’est à nous de faire en sorte qu’il ne soit pas mort pour rien.
Par Amin MAALOUF

Une manifestation s’est déroulée à Paris, avant-hier jeudi, en mémoire de Samir Kassir, au cours de laquelle lecture a été donnée du texte suivant d’Amin Maalouf :
Il y a quelques semaines, nous étions ensemble, à Paris. C’était le premier dimanche de vrai printemps, le ciel était à peine couvert, Gisèle et Samir respiraient la vie, la liberté, l’espoir....