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Actualités - REPORTAGE

portrait - Une étoile fulgurante, un éternel rebelle (photo)

«Regardez-les passer, eux, ce sont les (oiseaux) sauvages. Ils vont où leur désir le veut, par-dessus monts et bois, et mers et vents, et loin des esclavages : l’air qu’ils boivent ferait éclater vos poumons. Regardez-les : avant d’atteindre sa chimère, plus d’un, l’aile rompue et du sang plein les yeux, mourra. (…) Mais ils sont avant tout des fils de la chimère, des assoiffés d’azur, des poètes, des fous. » À rebours, Samir Kassir était effectivement ce que Georges Brassens aurait appelé « un oiseau de passage », irrémédiablement, fatalement amoureux de la liberté, par-delà toutes les frontières, terrestres ou virtuelles. Un oiseau épris des nuées, planant toujours en solitaire, sans cesse à contre-courant, sans jamais demander à quiconque de le suivre dans les hauteurs inaccessibles pour beaucoup de ses pairs, et qu’il avait fait le choix d’explorer dans ses éditoriaux, parfaitement conscient du danger qu’il encourrait, mais en même temps tellement libre qu’il s’en souciait bien (trop) peu. Mais, trop plein de verve et trop incisif, la plume trop létale pour suivre les conseils prudents de Brassens, Samir Kassir a payé hier le prix de ses positions, le prix de la liberté, en « mourant pour des idées », et de la façon la plus atroce. À 45 ans, dans ses actes, ses pensées, ses écrits, ses attitudes, son enseignement académique, jusque dans sa mort même, Samir Kassir laisse de lui l’image d’une étoile fulgurante, d’un éternel rebelle, naturellement enclin à repousser toujours plus loin les limites du « politiquement correct », toujours prompt à briser les tabous les plus coriaces, ce qui n’était évidemment pas de tous les goûts. Il s’en moquait cependant, acceptant bien volontiers, parfois même avec un certain ravissement, le paradoxe qu’il dégageait entre le « mauvais garçon » et l’intellectuel brillant, d’une richesse aussi exceptionnelle que son tempérament. Avec son look d’intellectuel de gauche, sa barbe poivre et sel et ses yeux vifs, rieurs, Samir Kassir donnait d’ailleurs parfois l’impression de narguer ses interlocuteurs. Mais s’il pouvait froisser parfois, on le lui pardonnait volontiers, compte tenu de la passion dévorante de savoir et de liberté absolus qui l’habitait. Un triple combat Déjà sur les bancs du Lycée français de Beyrouth, Samir Kassir se démarque par une personnalité forte, turbulente, déjà très anticléricale. À l’école, il joue déjà aux objecteurs de conscience et remet en question les dogmes établis. C’est ensuite le chemin de la philosophie politique et des sciences politiques qui le conduit sur les campus universitaires, de Paris à Beyrouth. Une vocation pour les sciences politiques qui va de pair avec son penchant très « à gauche », et qui le « prend » littéralement, de Paris I à Paris IV, avec à la clef un DEA en philosophie politique et un doctorat en histoire moderne et contemporaine. Mais c’est par la plume que Samir Kassir, à peine entré à l’université, commence déjà à s’illustrer. Il fait ses premiers pas à L’Orient-Le Jour, puis à al-Hayat, à la Revue d’études palestiniennes, mais aussi au Monde diplomatique, entre 1981 et l’an 2000. Le Monde diplomatique, dont il deviendra, entre 1998 et 2000, PDG de l’édition arabe, au lendemain de l’expérience originale, mais de courte durée, du mensuel L’Orient-Express, entre 1995 et 1998, dont il assure la direction. Mais ses articles les plus virulents, il va les écrire en tant qu’éditorialiste au quotidien an-Nahar, à partir de 1998, avec son style corrosif, alliant une pensée francophone à une expression, une terminologie parfaitement perceptible par les élites et les masses arabes. Ce n’est pas un hasard s’il s’investit corps et âme dans l’écriture, dépassant très souvent « les lignes rouges » qui ont autrefois coûté la vie à des journalistes comme Sélim Laouzi, par exemple. Samir Kassir ne peut s’imaginer un instant comme un intellectuel de salon. Il est l’archétype de l’intellectuel engagé, allant même, lorsqu’il le faut, jusqu’au militantisme, mais toujours en suivant les schèmes du antihéros. À l’heure où beaucoup se taisent, sous l’occupation syrienne, il est l’un des rares à dénoncer avec la virulence qu’il faut la répression dont ses étudiants sont la victime, les exactions de l’appareil sécuritaire, les atteintes aux libertés publiques. Le 14 mars 2001, alors que l’armée investit les locaux de la LBCI et que les étudiants du courant aouniste manifestent pour la première fois devant un barrage syrien, à leurs risques et périls et sous très haute surveillance des forces armées libanaises, Samir Kassir ose s’en prendre, dans l’un de ses éditoriaux (Soldats contre qui ?), au directeur général de la Sûreté générale, Jamil Sayyed. Pour contre-attaquer, ce dernier lui mènera la vie dure durant plusieurs semaines, le faisant prendre en filature par ses hommes et lui confisquant son passeport à l’AIB, à son retour d’un voyage. Le journaliste, qui enseigne également deux cours à la faculté de droit et de sciences politiques de l’Université Saint-Joseph, sur l’histoire du Proche-Orient et les régimes et partis politiques du monde arabe contemporain, est surveillé alors même qu’il est sur les campus de l’USJ. Durant les cours, il pointe même du doigt à ses étudiants, par la fenêtre, le véhicule qui le suit. Il faudra la mobilisation de ses étudiants, mais surtout la protection de Rafic Hariri (après des courses-poursuites dignes de romans policiers entre Services parallèles dans les rues de Beyrouth) pour que l’éditorialiste récupère son passeport. Cette expérience laissera à Samir Kassir le sentiment d’être constamment traqué, ce qu’il était probablement, mais il n’en fera jamais une maladie, refusant de jouer aux victimes sacrificielles. L’épisode ne l’empêchera pas de continuer à critiquer le régime sécuritaire, mais aussi le régime syrien. Une autre spécificité de la personnalité de Samir Kassir est sa construction identitaire, complexe – « Je suis contre l’identité au sens statique, figé », disait-il à L’Orient-Le Jour au lendemain de la parution de son ouvrage, Histoire de Beyrouth – mêlant des origines palestiniennes, un sentiment d’adhésion à une culture arabe modernisée et réformée, l’appartenance à la planète francophone, et enfin et surtout le Liban – « le seul espace auquel je me rattache, au plan émotionnel et rationnel, c’est Beyrouth », répétait-il. Il en ressort un triple engagement, aussi ferme, aussi total, pour la démocratie, la modernité et la réforme des régimes et des sociétés dans le monde arabe, sur différents fronts : son pays d’origine, la Palestine, contre le terrorisme d’État israélien, son pays d’élection, le Liban, contre le régime sécuritaire et l’occupation syrienne, et en Syrie, au côté des opposants syriens, pour le rétablissement de la démocratie. Dans ses derniers éditoriaux, et pas plus tard que la semaine dernière, il s’en prenait une nouvelle fois au régime de Damas. Les différentes facettes Cerner les différentes facettes d’un homme aussi complexe que Samir Kassir est une entreprise difficile, presque vaine. Le professeur d’université était proche de ses étudiants, jamais condescendant. Il donnait son cours assis sur une table, en fumant sans discontinuer, en ponctuant son récit d’anecdotes, d’ironie, et souvent en sirotant un café. Il incitait ses étudiants à lire, à s’intéresser à la chose politique, à être, comme lui, des objecteurs de conscience, et n’hésitait pas à transformer son cours en arène de débat, de discussion, pour discuter l’actualité. Tout comme il lui arrivait de retrouver ses étudiants au Bistrot Germanos, près de l’USJ, sans complexes. Il était également d’un soutien sans limites au mouvement estudiantin contre l’occupation syrienne, qu’il voulait immortaliser dans un livre intitulé Le Printemps de Beyrouth. Il avait d’ailleurs commencé ses recherches pour la rédaction de l’ouvrage. Le militant était pur et dur, dans la Gauche démocratique, dont il était extrêmement fier, comme dans le cadre de l’opposition plurielle. Samir Kassir a participé aux réunions techniques visant à organiser la manifestation du 14 mars, tout comme il s’est complètement investi dans l’organisation du camp des jeunes, place de la Liberté. Les quelques fois où il monte à la tribune pour parler aux jeunes, c’est pour les inciter à ne pas s’attaquer « au peuple syrien », à faire la distinction entre peuple et régime. Le 14 mars, il fait parti du comité technique mis sur pied pour organiser l’événement, et passe toute la journée sur le pied de guerre, à s’atteler à la tâche, à essayer de combler les failles organisationnelles. C’est enfin à la recherche académique, à l’écriture et à la culture que Samir Kassir dédie ces dernières années. Après un ouvrage sur la Guerre du Liban, de la dissension nationale au conflit régional, qui couvre les événements de 1975 à 1982 (le deuxième tome était presque terminé, il attendait le retrait syrien…), aux éditions Karthala-CERMOC en 1994, et Itinéraires de Paris à Jérusalem, coécrit avec Farouk Mardam Bey (1993), il participe à plusieurs mélanges, avant de signer coup sur coup quatre ouvrages : Histoire de Beyrouth (2003) aux éditions Fayard, salué par la critique, puis deux recueils de ses éditoriaux en arabe, et Considérations sur le malheur arabe (2004). Son ouvrage sur le printemps de Beyrouth, lui, ne verra jamais le jour. Le printemps de Beyrouth, le vrai, celui de la société civile, celui que voulait Samir Kassir à l’échelle du monde arabe tout entier, est orphelin : l’un de ceux qui l’ont pensé et préparé, quinze ans durant, sans jamais vaciller, n’est plus. Michel HAJJI GEORGIOU

«Regardez-les passer, eux, ce sont les (oiseaux) sauvages. Ils vont où leur désir le veut, par-dessus monts et bois, et mers et vents, et loin des esclavages : l’air qu’ils boivent ferait éclater vos poumons. Regardez-les : avant d’atteindre sa chimère, plus d’un, l’aile rompue et du sang plein les yeux, mourra. (…) Mais ils sont avant tout des fils de la chimère, des...