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Actualités - CHRONOLOGIE

Les collègues de Kassir « choqués » par l’élimination d’un éditorialiste libre À son bureau d’« an-Nahar », une rose, un drapeau et un foulard aux couleurs de l’opposition (photos)

Le cinquième étage de l’immeuble d’« an-Nahar » au centre-ville. Le bureau d’un journaliste où traînent deux cendriers, des numéros de plusieurs quotidiens et une statuette à l’effigie d’un coq, emblème du quotidien. Sur le mur, une vieille affiche parisienne portant le même symbole. Le bureau est vide, il a été fermé à clé hier matin peu après l’attentat d’Achrafieh. Sur le siège, derrière l’ordinateur, une rose blanche, le foulard rouge et blanc de l’opposition, et le drapeau du Liban ont été déposés. Samir Kassir, qui devait être dans les locaux d’« an-Nahar » en fin de matinée hier, ne viendra plus jamais au bureau. C’est un silence trop pesant entrecoupé par les bulletins urgents et les interviews diffusés en direct par les chaînes de télévision qui régnait hier au cinquième étage des locaux d’an-Nahar, qui abritent notamment les bureaux de quelques éditorialistes et des responsables du supplément culturel. Akl Awit, directeur du supplément culturel, a de la peine à contenir son émotion. Samir Kassir était son grand ami. Tantôt il fixe du regard le bureau vide en face de lui, tantôt il arpente en silence les couloirs. Élias Khoury, rédacteur en chef du supplément culturel, tient à rendre hommage, dans tous les médias, à son ami. « Je veux livrer mon témoignage pour que l’on sache quel grand homme était Samir Kassir », dit-il. Les yeux bouffis, Élias Khoury parle d’emblée de la plume libre de son camarade, de ses prises de position, de sa lutte pour la démocratie. « À ses pires moments avec la Sûreté générale en l’an 2000, il n’a jamais lâché sa plume », dit-il. « À cette époque, il était tout le temps traqué, poursuivi. Une fois, alors qu’il était en voiture avec l’ancien Premier ministre, Rafic Hariri, les services avaient filé le convoi et attendaient Samir à la sortie du restaurant… », ajoute-t-il. Élias Khoury évoque surtout l’amitié qui le liait à l’éditorialiste d’an-Nahar. Il parle d’un Samir Kassir que les lecteurs ne connaissent pas. « Il y a quelques années, j’avais quitté an-Nahar pour travailler deux ans dans le Golfe ; quand je suis rentré au journal en l’an 2000, je n’avais plus de bureau. Samir Kassir a proposé de partager son bureau avec moi. “Qu’ils t’amènent une table et une chaise et tout sera réglé”, m’avait-il dit », raconte-t-il. « Nous sommes restés ensemble, jusqu’au déménagement au centre-ville. Je lisais ses journaux et ses livres et il se retirait quand je recevais du monde, et vice versa », ajoute-t-il. « Nous avons vécu comme des frères », dit-il. Le rédacteur en chef du supplément culturel d’an-Nahar s’attarde surtout sur la générosité de l’éditorialiste assassiné. « Il y a sept ans, j’avais besoin d’un garant à la banque pour un crédit. Samir n’avait pas le sou, mais il a accepté d’être mon garant et de signer mes traites », raconte-t-il. Élias Khoury se souvient de l’époque où Samir Kassir envoyait ses articles à partir de Paris. « Souvent il me les dictait au téléphone. Les lignes téléphoniques étaient mauvaises à cette époque et sa langue arabe n’était pas très bonne. Parfois, dans ses articles, il glissait des phrases en français », indique-t-il. « Certes il est devenu plus tard parfaitement trilingue, mais jusqu’à présent il se souvenait en rigolant de l’époque où sa langue arabe était hésitante. » Selon Élias Khoury, qui avait fait la connaissance de Samir Kassir en 1973 alors que ce dernier était proche du Fateh et du FDLP, le journaliste assassiné savait que « les services de sécurité le détestaient mais il n’a jamais pensé que sa vie était réellement en danger ». L’avocat Chébli Mallat, arrivé aux locaux d’an-Nahar avec un groupe d’amis de Samir Kassir, enseignants à l’USJ ou anciens collaborateurs à L’Orient-Express, indique pour sa part que Kassir « faisait partie de ces gens courageux qui sont conscients qu’ils mettent leur vie en danger au moment où ils décident d’exercer pleinement leur métier ». Si Mallat et les autres camarades de Samir se sont retrouvés au cinquième étage du siège d’an-Nahar hier, c’est parce qu’ils « ne savaient plus où aller » quand ils ont appris la nouvelle. C’était dans son bureau que l’éditorialiste les recevait. Ils se retrouvaient aussi à l’université ou encore au siège de la Gauche démocratique à Mazraa. Tous dépeignent Samir Kassir comme « un homme généreux, ironique et doté d’un certain sens de l’autodérision ». Réunion spontanée de l’opposition C’est une ambiance également triste qui régnait au sixième étage du siège d’an-Nahar. Dans une aile de l’étage, les journalistes de la section locale, éprouvés par la mort d’un collègue, préparaient tristement les grandes lignes de l’édition du lendemain consacrée à Samir Kassir « l’homme, le journaliste, l’écrivain, le professeur », précise Nabil Bou Monsef, chef du service local. Dans l’aile qui abrite le bureau du PDG du quotidien, Gebrane Tuéni, député élu lors du scrutin de Beyrouth – qui a décidé de décrocher tous ses portraits des rues d’Achrafieh en signe de deuil –, les personnalités commençaient à affluer en masse. Au moment de l’explosion, M. Tuéni était déjà à son bureau et quelqu’un l’avait appelé pour lui dire qu’une « Alfa Roméo a explosé à Achrafieh ». Il s’est rendu sur les lieux de l’attentat, pour rentrer peu après au quotidien où des dizaines de membres de l’opposition se sont retrouvés, notamment le fils de l’ancien Premier ministre assassiné, Saad Rafic Hariri, des membres du Rassemblement de Kornet Chehwane et du Rassemblement du Bristol, venus présenter leurs condoléances au rédacteur en chef d’an-Nahar, Ghassan Tuéni, au PDG du quotidien et au député Marwan Hamadé. Citons notamment parmi les personnalités présentes hier dans les locaux d’an-Nahar l’ancien président Amine Gemayel, les députés Michel Pharaon, Farid Khazen, Bassem Sabeh, Akram Chéhayeb, Farès Souhaid, Nassib Lahoud, Farid Makari, Boutros Harb, Mansour Ghanem el-Bone, Nayla Moawad, Ghenwa Jalloul, Salah Honein, Antoine Andraos, Fouad el-Saad, Georges Dib Nehmé, Élie Skaff et Élie Aoun, les anciens ministres Fouad Siniora, Adnane Kassar et Nasser Saïdi, ainsi que MM. Carlos Eddé, Samir Abdelmalak, Gabriel Murr, Élias Abou Assi, Malek Mroué et Talal Selmane. Les présidents des Ordres de la presse et des journalistes respectivement, Mohammed Baalbacki et Melhem Karam, ont aussi présenté leurs condoléances, ainsi que des diplomates, dont notamment le représentant personnel de Kofi Annan pour le Liban-Sud, Pier Petersen, et le chef de la Commission européenne au Liban, Patrick Renauld. Depuis février dernier, Samir Kassir passait le plus grand de son temps au siège de la Gauche démocratique. Dans la nuit de mardi à mercredi, il n’avait pas beaucoup dormi, réfléchissant aux législatives de Tripoli et évaluant les chances d’Élias Atallah, chef de la Gauche démocratique. Depuis l’intifada libanaise, Samir Kassir arborait autour du cou le foulard rouge et blanc de l’opposition. Très souvent, les après-midi il rejoignait les jeunes qui campaient place des Martyrs pour discuter avec eux. Hier, des jeunes se sont retrouvés devant les locaux d’an-Nahar, des étudiants pour la plupart. Ils ont brandi des stylos à bille pour rendre hommage à Samir Kassir et pour clamer que « rien n’aura raison des plumes libres ». Samir Kassir n’est pas le premier journaliste à avoir été lâchement assassiné depuis la guerre du Liban. Le 23 juillet 1980, le président de l’Ordre de la presse, Riad Taha, avait été abattu à Chourane (Beyrouth) par des tueurs professionnels qui avaient arrosé sa voiture de balles. Le 4 mars 1980, le corps de Sélim Laouzi, propriétaire-directeur de la revue al-Hawadess (éditée à Londres à l’époque), avait été retrouvé dans les bois de Aramoun. Le visage du journaliste était atrocement défiguré. Son bras droit était dépecé et les extrémités des phalanges étaient brûlées, comme pour le punir par où il avait fauté. Malgré l’émoi, les condamnations des personnalités et les décisions fermes des gouvernements de l’époque, les assassins de Riad Taha et de Sélim Laouzi n’ont jamais été retrouvés et traduits en justice. Est-ce la même impunité qui attend les criminels qui ont lâchement tué Samir Kassir ? Patricia KHODER

Le cinquième étage de l’immeuble d’« an-Nahar » au centre-ville. Le bureau d’un journaliste où traînent deux cendriers, des numéros de plusieurs quotidiens et une statuette à l’effigie d’un coq, emblème du quotidien. Sur le mur, une vieille affiche parisienne portant le même symbole. Le bureau est vide, il a été fermé à clé hier matin peu après l’attentat...