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Actualités - OPINION

Celui qui portait notre mémoire

Par Amin MAALOUF Au milieu de la tristesse universelle du samedi 2 avril, il y avait, pour moi et pour les miens, une tristesse particulière : Nasri. Qu’on me pardonne si je ne parle pas ici de l’homme politique qui, pour beaucoup de ses concitoyens, paraissait le mieux qualifié pour opérer une jonction symbolique entre le Liban de la première indépendance et celui de la seconde. Je voudrais évoquer plus modestement, plus intimement, l’homme qui a opéré une jonction entre mes ancêtres et moi. Mon dernier livre, consacré à nos origines communes, est né des longues conversations que nous avions, Nasri et moi, généralement à Paris, où il venait souvent, et où nos appartements étaient proches. « Conversations » n’est peut-être pas le mot qui convient. Lui seul parlait ; moi, je me contentais de poser des questions. C’était un tel plaisir de l’écouter, j’avais rarement envie de l’interrompre. Il me parlait de mon père, Ruchdi, de trois ans son cadet, de leur enfance espiègle dans la montagne libanaise, et je revoyais alors, par ses yeux, mon père encore tout jeune, et si vivant. Il me parlait aussi de son oncle Gebrayel, qui avait émigré à Cuba pour faire fortune, qui avait la passion des automobiles, qui s’est tué au volant en 1918, et qui repose désormais au cimetière Christophe Colomb. Comment aurais-je pu ne pas partir pour La Havane sur les traces de l’aventurier ? Souvent Nasri me parlait aussi de mon grand-père Botros, qui avait fondé une école au village et dont il fut l’élève préféré. Fasciné comme lui par ce personnage, je décidai de raconter son parcours, et chaque fois que je revoyais Nasri, je lui posais de nouvelles questions. Il y a deux ans, ayant fini d’écrire le chapitre relatant la mort de mon aïeul, j’avais voulu évoquer la cérémonie organisée jadis à sa mémoire, et au cours de laquelle Nasri avait pris la parole, naturellement, du haut de ses quatorze ans. Désireux d’en savoir un peu plus, je l’avais donc appelé à Beyrouth, sur son « cellulaire », pour lui demander s’il se souvenait encore de ce qu’il avait pu dire ce jour-là. « Ce jour-là », c’était le 17 août 1925, et nous étions à présent en 2003, soixante-dix-huit ans plus tard ! Mais Nasri commença aussitôt à me raconter la cérémonie, ce qu’il y avait dit, ce que les autres invités avaient dit, en me citant des poèmes entiers. Moi, à des milliers de kilomètres de lui, je prenais des notes, en retenant mes larmes. Lorsque je refermai le téléphone, quarante minutes plus tard, j’avais l’impression d’avoir basculé hors des limites de la réalité. Je ne cessais de me répéter : quel superbe miracle que Nasri soit encore parmi nous ! Mais, en ce monde, même les miracles ont une fin.
Par Amin MAALOUF

Au milieu de la tristesse universelle du samedi 2 avril, il y avait, pour moi et pour les miens, une tristesse particulière : Nasri.
Qu’on me pardonne si je ne parle pas ici de l’homme politique qui, pour beaucoup de ses concitoyens, paraissait le mieux qualifié pour opérer une jonction symbolique entre le Liban de la première indépendance et celui de la seconde. Je...