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Actualités - ANALYSE

Analyse Une lecture « hobbesienne » de la mainmise de Damas L’utopie de la sécurité syrienne au Liban

Le Léviathan. Pour ceux qui ne sont pas familiers avec la philosophie politique, le Léviathan est, à l’origine, un monstre marin colossal mentionné dans la Bible et dans certaines traditions mythiques et mythologiques. L’image de ce monstre, symbolisant une puissance naturelle qu’aucun homme ne peut soumettre ou détruire, a permis à Thomas Hobbes, philosophe anglais du XVIIe siècle, de développer en 1651 une théorie sur le despotisme. En résumé, le fond de la théorie hobbesienne est le suivant : pour sortir de « l’état de nature », qui est la guerre permanente de tous contre tous, les hommes décident, par instinct de conservation (la crainte de la mort violente), de se défaire, par le biais d’un pacte social, de leur pouvoir propre et de le remettre entre les mains du souverain, le Léviathan. Selon Hobbes, « la fonction du souverain est contenue dans la fin pour laquelle on lui a confié le pouvoir, et qui est le soin de la sûreté du peuple ». Un souverain assimilable à l’État totalitaire, puisqu’il doit être suffisamment craint pour pouvoir assurer la sécurité de ses sujets, dont il concentre tous les pouvoirs en lui. L’ironie veut que le Léviathan, monstre marin, ait d’abord été chanté dans les poèmes d’Ougarit, mieux connue aujourd’hui sous le nom de Lattaquié. Ce n’est donc pas un hasard si le Léviathan libanais est effectivement syrien. Hafez el-Assad, dont l’extraordinaire culture politique n’est un secret pour personne, avait-il lu Hobbes ? Damas s’est en effet présenté en 1976 aux yeux des différentes parties libanaises, mais aussi de la communauté internationale, comme une garantie du rétablissement de la paix et de la sécurité. Pour reprendre l’esprit du discours du président syrien Bachar el-Assad du 9 octobre 2004, c’est ce qui a justifié l’entrée des troupes syriennes en 1976. C’est ensuite en arguant de la guerre de tous contre tous que l’armée syrienne a progressivement établi son hégémonie sur l’ensemble du pays, intervenant pour arrêter les combats et pacifier le territoire. Ou du moins était-ce là la version officielle. La dernière opération de ce genre s’est déroulée le 13 octobre 1990, lorsque les avions syriens bombardèrent Baabda au petit matin, avant d’investir le palais présidentiel et le ministère de la Défense à Yarzé. Cette action sur le terrain s’est accompagnée d’une dynamique politique similaire, digne du Léviathan hobbesien. La Syrie était présente tout au long du processus de Taëf. Par un tour de force, par cette virtù qui anime pour Machiavel les « bâtisseurs d’État », Hafez el-Assad a su faire de Taëf non plus ce qu’il devait être, un pacte interlibanais de vouloir-vivre en commun, refondateur de paix et de souveraineté, mais un pacte à trois, et certainement pas d’indépendance nationale. La troisième partie est le Léviathan syrien, qui n’est pas lié au contrat, mais qui le transcende, au nom d’une prédication devenue l’adage, le justificatif, du régime syrien au Liban : « La sécurité des Libanais ». Ainsi les deux parties libanaises liées au contrat ont-elles abandonné leur souveraineté pour la confier à une tierce partie « qui n’a rien demandé en principe, mais qui a le droit de tout exiger en retour », pour reprendre les termes du politologue Joseph Maïla. Damas était donc directement concerné par le document interlibanais de Taëf, qu’il n’a évidemment pas signé. Le fait même qu’il ne soit pas l’un des partenaires effectifs du pacte a même été l’alibi en or pour justifier toutes sortes de pratiques et de dérives totalitaires au Liban. Il suffisait ainsi qu’une partie libanaise se soulève pour réclamer l’application de l’accord de Taëf quant à la clause relative au rétablissement de la souveraineté et au retrait des forces syriennes pour qu’aussitôt une autre partie, sous l’impulsion du régime des rives du Barada, s’y oppose. Dès lors, le système était bloqué, la formule du pacte fonctionnait à vide, les Libanais étaient pris dans un cercle vicieux, et le Léviathan syrien pouvait continuer à gouverner en paix, en prétextant sans cesse que son départ ramènerait les Libanais à « l’état de nature », à la guerre de tous contre tous. Une double dynamique a mis fin à ce cercle vicieux créé par Damas. La première est de nature internationale. La résolution 1559 a en effet repris les mêmes principes contenus dans l’accord de Taëf, mais en les sortant à tout jamais du cercle vicieux du système hobbesien mis en place par la Syrie et en les dotant d’une légitimité internationale. Et rien n’empêche qu’une fois débarrassé du Léviathan syrien, le Liban se tourne vers l’Onu, comme il le fait actuellement, pour clamer son droit à appliquer lui-même, et à sa manière, la 1559, dans le cas du Hezbollah. La deuxième dynamique est populaire. Selon Hobbes, lorsque le Léviathan cesse d’assurer la sécurité des individus, à partir du moment où il devient un élément déstabilisateur, il appartient aux individus de le renverser et de le remplacer par un autre souverain. L’appareil sécuritaire libano-syrien est devenu, par son degré de corruption et ses velléités politiques, une source de danger pour la société libanaise, que ce soit par action ou par omission. La série d’attentats qui frappe les centres commerciaux et industriels, mais aussi et surtout l’assassinat de Rafic Hariri lui-même, sont une raison suffisante pour renvoyer chez lui tout cet appareil sécuritaire, ce Léviathan syro-libanais. *** « La sécurité du Liban n’a jamais été une mission confiée à la Syrie. » Pour peu qu’il s’agisse d’un aveu, Bachar el-Assad n’aurait pas pu mieux trouver. En tenant ces propos tout récemment au quotidien El Mundo, le président syrien a en effet démonté de toutes pièces l’argument principal par lequel Damas justifiait, de tout temps, son ingérence et sa tutelle sur le pays du Cèdre. Mieux encore, pour la première fois depuis trente ans, Bachar el-Assad a fait preuve de sincérité, en reconnaissant que la sécurité n’a jamais été vraiment le centre d’intérêt de la Syrie au Liban. Simplement un paravent pour masquer d’autres intérêts, bien plus vitaux, bien plus stratégiques pour Damas, des intérêts qui ont d’ailleurs bien plus souvent convergé vers la déstabilisation du pays – la fameuse allégorie du pompier-pyromane – et ce depuis l’immixtion d’éléments syriens en uniformes palestiniens, la Saïka, dans le paysage libanais, en 1973. Du point de vue politique, le système syrien au Liban – diviser pour régner d’une main de fer – a parfaitement fonctionné durant un bon nombre d’années. Et l’appareil sécuritaire, ce Léviathan totalitaire, a beaucoup aidé. Mais en matière de préservation de la sécurité, le Léviathan syrien, sauf les apparences trompeuses, n’en était pas vraiment un. Pas plus qu’il n’était un Bon Samaritain. Juste un voisin aux ambitions suffisamment débordantes pour privilégier la dialectique du maître et de l’esclave au détriment des règles de bon voisinage. Michel HAJJI GEORGIOU

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