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Actualités - CHRONOLOGIE

Dans le bâtiment évacué, les traces sont toujours visibles Des habitants du Metn se souviennent des humiliations à la « villa Jabre », siège des SR syriens (Photo)

«Nous allons tout restaurer. Moi-même j’ai commencé à nettoyer ma maison. » François Jabre, propriétaire de l’une des nombreuses villas investies en « septembre 1978 » par l’armée syrienne, compte rénover sa résidence d’été. Elle logeait des soldats syriens et était située à proximité de la fameuse « villa Raymond Michel Jabre » (appartenant au frère de François, actuellement en voyage). Cette résidence a abrité pendant près de 30 ans le plus important centre de services de renseignements syriens du Metn. Mais elle a toujours appartenu à une famille qui a défendu le Liban : Michel Jabre, fils de Raymond et neveu de François, est mort « le 29 septembre 1976, à Mrouj, sur les barricades, avec cinq de ses jeunes camarades », raconte ce dernier, un brin d’émotion dans la voix. « Depuis quatre ans, les Syriens nous promettaient de partir, ils nous disaient que nous allions récupérer nos biens, en vain », indique François Jabre, qui se rendait souvent à Dhour el-Choueir pour voir sa somptueuse résidence d’été complètement délabrée. « Dimanche dernier, j’étais partagé entre la joie de récupérer ma villa et la tristesse d’avoir perdu 27 ans comme ça », dit-il. « Je vais tout remettre en ordre, il y aura beaucoup à faire, mais les pierres sont toujours là et les bases solides », ajoute-t-il. Comme tous les hôtels et les villas de Dhour el-Choueir, les deux résidences Jabre ont été investies par les troupes de Damas, alors qu’elles étaient magnifiquement meublées… Rien ne reste de la splendeur du passé. Dans tous les hôtels et les villas de la région, les cadres des portes et des fenêtres ainsi que les armoires en bois, les rampes en fer forgé, les lavabos, les éviers, les baignoires, les robinets et les conduits d’électricité ont été démontés. Le marbre des escaliers et du sol a été arraché. Les dalles qui ont résisté ont été cassées. Dans ces bâtiments somptueux, les sols et les murs sont noirs, recouverts de suie ou d’huile de vidange. Plus rien ne pousse dans les jardins, où quelques tranchées ont été creusées. Rien que les pierres de taille des façades, les escaliers intérieurs, l’importante dimension des salles et l’espace privé qui entoure les bâtiments rappellent la gloire du passé. Construite sur quatre étages, entourée d’un immense jardin où se trouve ce qui ressemble à des vestiges d’un terrain de tennis, et ayant une superficie de 46 000 mètres carrés, la villa Raymond Michel Jabre a abrité la permanence des services de sécurité syriens durant près de 30 ans. Le rez-de-chaussée et les étages supérieurs logeaient une cinquantaine « d’hommes en civil ». Le reste, notamment deux étages (qui abritaient avant l’arrivée des soldats syriens une immense salle de jeux et les dépendances des domestiques), servait de chambres pour les gardes, de cellules et de salle de… torture. Les fouets et les câbles électriques Contrairement à l’hôtel Beau Rivage, à Beyrouth, les troupes de Damas n’ont pas eu le temps de bien effacer leurs traces, notamment dans une cellule d’une hauteur de deux mètres et d’une superficie d’environ 25 mètres carrés aux fenêtres pratiquement condamnées. Ici, les prisonniers torturés ont écrit leur nom ou des phrases, des messages de résistance. Dans cette même pièce, l’on retrouve trois fouets utilisés par les tortionnaires. Dans une autre cellule, il reste des câbles électriques, utilisés pour faire parler les récalcitrants. Et puis, une porte donnant sur un jardin : le mur est noir à cause de la fumée récente et le sol est jonché de cendre très noire, celle de milliers de dossiers que les services de renseignements syriens ont dû brûler juste avant de partir. D’ailleurs, il reste quelques feuilles qui n’ont pas entièrement pris feu, mais l’écriture y est illisible. On retrouve aussi des pots de peinture blanche qui n’ont pas été utilisés. Non loin de là, un homme, dans une épicerie, raconte : « C’est comme si les Syriens avaient pris la fuite. Dans toute cette région, ils ont rangé leurs affaires à la va-vite, comme des locataires qui n’ont pas payé leur loyer et qui ne comptent pas croiser le propriétaire. » Un peu plus loin, au Bois de Boulogne et à Mrouj, les langues commencent à se délier. Mais ceux qui racontent les moments passés à la villa Jabre préfèrent ne pas révéler leur identité, donnant des prénoms fictifs. « Tous les habitants de Dhour el-Choueir, Aïntoura el-Metn, Mrouj, Khonchara et du Bois de Boulogne, qui n’appartenaient pas à des partis prosyriens, notamment au PSNS et au Baas, ont séjourné au moins une fois à la villa Jabre », indique Élie. Il raconte : « J’avais 14 ans, c’était en 1989. Ils savaient que j’étais un partisan du général Aoun. Ils m’ont accusé d’avoir manigancé une explosion à l’entrée de l’hôtel Moukarzel (une position syrienne entre Dhour el-Choueir et Khonchara, évacuée dimanche). Je suis resté une semaine dans la cellule de la villa Jabre. Nous étions 70 personnes dans cette chambre de 25 mètres carrés. » Élie énumère les formes de torture… « Et ensuite, en plein mois de janvier, après avoir été torturé et battu durant trois ou quatre heures, ils nous sortaient en plein air en nous aspergeant d’eau glacée. J’avais 14 ans », martèle-t-il encore. « Durant trois jours, ils ne m’ont pas donné à manger. Puis il fallait prendre du pain rassis placé sous un évier crasseux et boire du thé qu’ils avaient préparé dans un bidon en fer. » Georges, lui, indique qu’il a été à plusieurs reprises « arrêté ». « Maintes fois, ils me créaient des histoires au barrage de Dhour el-Choueir et m’amenaient à la villa Jabre. Ils savaient tout simplement que je ne les aimais pas. Je ne voulais pas de leur présence dans mon village. Et me voilà quand même, je ne suis jamais parti », indique-t-il. « J’ai eu de la chance, car parfois, ils transféraient les prisonniers de la villa Jabre à la permanence des services de renseignements syriens de Hammana (commandant tout le Mont-Liban et évacuée lundi dernier), à Anjar ensuite, puis en Syrie. » Tony, pour sa part, raconte qu’il y a cinq ans, il a fui la zone, à pied, au niveau du barrage de Dhour el-Choueir, pour se réfugier durant quatre jours dans la forêt. Il est rentré chez lui au bout de 72 heures, sans sortir de chez lui durant plus d’un mois. « Je savais que s’ils m’arrêtaient, ils m’enverraient directement en Syrie. J’ai tout simplement attendu que l’affaire se calme », dit-il. À l’époque, il s’était disputé avec des ouvriers syriens qui travaillaient chez lui. Tony raconte une autre histoire. Plus récente celle-ci. « Il y a peut-être un an, j’ai défendu un jeune homme de Mrouj. Les services de renseignements syriens étaient en train de le battre sous les yeux de tous. Ils allaient le tuer. Je suis intervenu et je suis rentré dans mon épicerie. Quelques heures plus tard, les hommes en civil ont fait irruption chez moi brandissant des couteaux et des canifs. Il fallait que j’aille avec eux à la villa Jabre…. », dit-il. Tony a effectué quelques coups de fil et s’est rendu avec un homme originaire de Dhour el-Choueir, responsable du Baas, à la permanence des services de renseignements syriens. Il y est resté quelques heures pour interrogatoire. « Vous savez, c’est vrai que les partisans du Baas et du PSNS qui sont originaires d’ici ne sont pas contents du départ des Syriens, mais certains d’entre eux intervenaient souvent pour libérer des personnes emprisonnées à la villa Jabre », ajoute-t-il. Et le jeune homme cite nommément trois personnes originaires de Aïntoura el-Metn, du Bois de Boulogne et de Dhour el-Choueir, « occupant des postes de responsabilité au sein du Baas et du PSNS et qui n’ont jamais fermé la porte à ceux qui avaient des problèmes avec les Syriens et qui demandaient de l’aide ». Un salon en cuir retrouvé Un quartier de Mrouj. L’ambiance est un peu plus détentue. Sur l’un des murs de son magasin, Michel a collé deux portraits du président assassiné Béchir Gemayel. Sur le trottoir, il expose à la vente des foulards rouge et blanc de l’opposition plurielle et des drapeaux du Liban. À chaque client qui achète « un symbole de l’opposition », Michel indique en rendant la monnaie : « À la victoire. » « Depuis près de trente ans, on ne voyait dans notre région que des drapeaux syriens. Il y a quelques années, la municipalité a commencé à décorer la place de Mrouj, pour la fête de l’Indépendance, avec les drapeaux du Liban. Ça me rendait fier. Le 22 novembre dernier, j’ai décidé de proposer à la vente des drapeaux libanais pour l’indépendance. Puis, je les ai rangés, je n’avais pas le choix. Ce n’est qu’avec le départ des troupes de Damas, dimanche matin, que je me suis remis à les vendre », raconte Michel, qui croit dur comme fer que « rien ne dure éternellement ». Michel et beaucoup d’autres évoquent les rixes et les altercations qui éclatent actuellement entre les partisans du PSNS et les autres habitants des villages. Jean, 19 ans, et Antoine, 27 ans, effectuent une tournée dans l’ancienne position dite de « l’hôtel Moukarzel ». « Nous sommes originaires de Mrouj, et c’est pour la première fois que nous visitons cette colline, l’accès y était interdit », dit Jean qui se sent « heureux et libre » et qui n’a « jamais imaginé que les Syriens partiraient un jour ». « Lundi dernier, malgré les menaces des partisans du PSNS, les habitants de Aïntoura el-Metn, du Bois de Boulogne et de Mrouj se sont rendus à Beyrouth, pour la grande manifestation. Certains habitants de Dhour el-Choueir aussi. Au retour, les convois ont eu des problèmes. Au niveau de Dhour el-Choueir, des pierres ont été jetées sur leur passage. Des pare-brise ont été cassés. Les personnes qui étaient dans les voitures ont été insultées », disent les jeunes. Un autre habitant raconte que « ceux qui sont en train de s’en prendre aux habitants ne sont pas des partisans du PSNS originaires de Dhour el-Choueir, mais des individus appartenant à ce parti et qui se sont établis dans le village depuis quelques années ». « Mon voisin prenait le café chez moi, il y a un instant. Il appartient au PSNS, il est très triste, mais il n’ira pas jusqu’à faire du mal à ceux qui sont contents du départ des Syriens », indique-t-il. Il enchaîne : « Mais il m’a tellement énervé, que je lui ai dit qu’il peut rejoindre les Syriens s’il tient tellement à eux. Moi, je suis heureux. J’ai attendu ce moment depuis trente ans. Je me sens libre, mais j’ai toujours peur qu’ils reviennent et je ne me suis pas encore habitué à leur absence. D’ailleurs, la nuit quand j’entends du bruit, je me dis en me recouchant : ça doit être les Syriens…». Toujours à Dhour el-Choueir, une villa délabrée qui n’a toujours pas été récupérée par ses habitants originaires de Saïda. Les troupes de Damas ont laissé derrière eux quelques meubles datant des années soixante-dix, des canapés, des tables basses, ainsi qu’un salon en cuir rouge. Marwan, 24 ans, se promène non loin de là. « Ce salon était le nôtre, j’habite ici », dit-il, montrant une coquette maison aux volets rouges. Il raconte l’histoire du salon. « C’était au début des années quatre-vingt, Dhour el-Choueir était bombardée, ma famille avait passé la nuit dans la cave pour rentrer le lendemain à la maison… Elle était vide, nettoyée… », raconte Marwan, qui a pris trois jours de congé pour faire le tour des anciennes positions syriennes de la zone. « Mon père s’était plaint auprès des soldats syriens établis dans cette villa. Il a passé plus de quinze jours à la villa Jabre. Pour eux, il les accusait de vol, pourtant il leur avait tout simplement dit : “Ma maison a été volée, aidez-moi”. » Marwan nous emmène au deuxième étage d’une villa voisine, nous montre une télévision abandonnée par terre, qui fait partie des premières télévisions en couleur. « C’était aussi notre télévision », dit-il, sortant de sa poche comme une relique : une vieille télécommande. « Mon père n’a jamais voulu jeter cette télécommande. Il ne peut pas parler de son séjour à la villa Jabre, à chaque fois qu’il y pense, il a des sueurs froides », ajoute le jeune homme qui a séjourné une fois durant 24 heures, à la permanence des services de renseignements syriens. « J’étais au barrage de Dhour el-Choueir, l’un des soldats m’a demandé de lui amener du “Panadol”. J’ai été à la pharmacie, je lui ai apporté du Tylenol, un autre médicament ayant le même effet. Ça ne lui avait pas plu… ». Et Marwan de lancer avec amertume : « Je me demande comment certaines personnes de mon village sont attristées par le départ des troupes syriennes, quelle honte ! » Le barrage de Dhour el-Choueir. Les troupes de Damas l’avaient déserté il y a quelques années. Mais jusqu’à dimanche dernier, leurs traces étaient toujours visibles. Hier, un drapeau libanais haut de plusieurs mètres flottait au-dessus de l’endroit où des centaines et des centaines de Libanais ont été humiliés dans leur propre pays. Patricia KHODER
«Nous allons tout restaurer. Moi-même j’ai commencé à nettoyer ma maison. » François Jabre, propriétaire de l’une des nombreuses villas investies en « septembre 1978 » par l’armée syrienne, compte rénover sa résidence d’été. Elle logeait des soldats syriens et était située à proximité de la fameuse « villa Raymond Michel Jabre » (appartenant au frère de François,...