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Liban: prémices d’une révolution blanche ?

D’aucuns le pensent déjà. D’ailleurs, l’exemple qui revient souvent à l’esprit des Libanais, et que leurs bouches, désormais, osent volontiers prononcer, est celui de l’Ukraine. De la révolution orange là-bas, à la révolution blanche ici, il n’y a alors qu’un simple (?) pas, que les Libanais ont apparemment franchi. Toutefois, ce pas n’est à ce stade, encore, qu’une pure vue de l’esprit. Car la seule transposition spéculative d’un concept – très séduisant au demeurant – peut-elle suffire à faire prendre la greffe d’une révolution pacifique importée? Autrement dit, par-delà la ferveur manifeste d’un peuple libanais à recouvrer son indépendance, sa souveraineté et sa libre décision, le processus d’une révolution à l’ukrainienne est-il effectivement transposable aux réalités politiques, culturelles et religieuses libanaises? Avant-hier de velours dans la Tchécoslovaquie de 1989, hier de la rose dans la Géorgie de 2003, et orange dans l’Ukraine de 2004 – demain, peut-être, bordeaux dans la Moldavie vinicole, abricot dans l’Arménie méridionale, aubergine pour l’Azerbaïdjan et même ambre pour l’enclave (russe) de Kaliningrad –, ce type de révolution amorcé voici une quinzaine d’années, et se déclinant à l’envie en couleurs nationales ou de ralliement, se présente comme un processus révolutionnaire désormais en marche. Mais à bien y regarder, les seuls pays concernés semblent être ceux appartenant exclusivement à l’ex-Union des Républiques socialistes soviétiques! Est-ce à dire pour autant que ce type de révolution ne sera que leur seul apanage? Le Liban ne pourrait-il pas connaître à son tour ce même type de révolution, tournant la page d’un long et malheureux chapitre de son histoire? Voilà qui mérite réflexion. S’il est vrai, d’abord, qu’une incontestable analogie typologique se dégage aisément des cas de figure des ex-républiques soviétiques, expliquant alors ce reflux de l’histoire qui se traduit par une « théorie des dominos » à rebours, il n’en demeure pas moins que l’analyse peut se circonscrire, aussi, aux seuls critères de dénominateurs communs, dont nombre se retrouvent aujourd’hui au Liban. Et sans vouloir filer la métaphore, les correspondances sont en effet multiples entre les cas Liban/Syrie et ex-républiques soviétiques/Russie. Au Liban comme en Tchécoslovaquie, hier comme aujourd’hui, l’opposition se dresse contre une puissance idéologique extérieure de parti unique, là-bas communiste, ici baassiste syrien. Au Liban comme en Géorgie, l’opposition fait face à un régime politique corrompu, vendu depuis des décennies à la puissance tutélaire. Au Liban comme en Ukraine, les services de renseignements étrangers recourent aux méthodes d’assassinat politique, en y échouant là-bas avec Viktor Iouchtchenko, mais en y parvenant ici avec Rafic Hariri… Bref, au Liban comme en Tchécoslovaquie, comme en Géorgie ou comme en Ukraine, c’est en réalité le même mouvement démocratique d’un peuple qui aspire à prendre en main son propre destin. Et s’il fallait poursuivre encore ce schéma de correspondances, mais par symétrie interposée, le couple Russie-Syrie serait tout aussi éloquent. À son tour, l’alliance – stratégique, politique et religieuse – non dissimulée entre la Russie et la Syrie est hautement significative. Foyer des chrétiens orthodoxes du Proche-Orient, la Syrie fut et demeure toujours la zone d’influence traditionnelle de la Russie orthodoxe et de ses prétentions dans le monde arabo-musulman, depuis la Question d’Orient. En témoigne l’abstention de la Russie lors du vote, au Conseil de sécurité de l’Onu, de la résolution 1559 demandant notamment le retrait syrien du Liban; l’effacement d’une ardoise de 13 milliards de dollars de dettes syriennes lors de la récente visite du président Bachar el-Assad à Moscou, et la vente d’armes russes à la Syrie (auxquels s’ajoutent, par ailleurs, la constitution d’un front uni entre l’Iran et la Syrie, et la coopération militaire et nucléaire russo-iranienne, qui ressemblent étrangement, à s’y méprendre, à une «Triplice» d’un nouveau genre: Russie-Iran-Syrie). Ainsi, à la lumière de cette mise en perspective des phénomènes, l’éventualité d’une révolution de type ukrainien serait donc tout à fait plausible au Liban, tant les conditions sont similaires. Et l’opposition libanaise paraît ne pas s’y être trompée, en appelant massivement les Libanais à l’irréversible épreuve de force, vendredi 18 février, sous la bannière de deux couleurs, nationales certes, mais non moins symboliques: rouge (sang?) et blanc (pacifique?), comme pour démontrer qu’elle sera coûte que coûte prête et déterminée à payer, si besoin était, le prix de la sueur, du sang et des larmes ? L’histoire nous dira in fine laquelle des deux couleurs la révolution libanaise aura retenue. Mais si rien ne s’oppose d’une part à la théorique transposition d’une révolution à double titre, tant elle consisterait aussi à passer, de manière inédite et probablement pionnière, d’un monde à un autre, des pays de l’ex-bloc communiste au monde arabe, via son phénix libanais, le risque d’un échec pourrait venir d’autre part: des contradictions internes à la structure politique libanaise. Ce risque consisterait en l’absence d’une figure emblématique commune d’opposition et de ralliement, à l’instar de Vaclav Havel pour la Tchécoslovaquie, de Mikhaïl Saakachvili pour la Géorgie, ou de Viktor Iouchtchenko pour l’Ukraine. Et c’est là une spécificité libanaise qu’en raison du martyre de Rafic Hariri, symbole et point culminant du long martyrologe libanais, le ralliement se fait quand même jour. C’est en somme en vertu d’un symbole, d’un combat pour la liberté que le ralliement prend effectivement forme. À défaut d’une rencontre entre un homme «providentiel» et un peuple, c’est ainsi la rencontre entre un peuple et une idée qui déterminerait l’avenir proche du Liban. Et c’est précisément là que se joue le formidable pari libanais, attendu aux urnes pour les cruciales élections législatives de mai prochain. Cependant, en guise d’interrogation finale mais non moins fondamentale, quel projet, quelle ambition commune pour un Liban commun, après l’inéluctable retrait syrien? C’est sur cette question sans réponse que véritablement le bât blesse, et que les interrogations se font plus pressantes. Application des accords de Taëf, stipulant le redéploiement syrien dans la plaine de la Békaa, ou bien application de la résolution 1559 de l’Onu, enjoignant notamment le retrait total syrien du Liban et la démilitarisation de toutes les milices libanaises? Reprise ou refonte totale des institutions étatiques, dans le cadre d’une nouvelle République libanaise? Renonciation ou renaissance du pacte national de 1943 – visage arabe du Liban et renonciation des chrétiens à l’appui occidental contre renonciation des musulmans à l’incorporation dans un État syrien? Endiguement ou régionalisation d’une question libanaise aux subdivisions chiite, palestinienne et syrienne? Chute ou maintien du régime baassiste syrien, qui, tout en perdant le Liban, perdrait de fait sa crédibilité internationale, sa perfusion économique, et à sa seule monnaie d’échange contre la récupération du Golan et la signature d’une paix régionale globale? Etc. Pour l’heure, éludant ces questions du lendemain, seuls les appuis occidentaux, essentiellement français et américain, viennent soutenir et donner vigueur aux cris de la rue libanaise. Mais ces appuis ont leurs limites. Ils trouvent aujourd’hui à s’exprimer d’une seule et même voix dans la convergence d’intérêts, mais tout à fait différents. Car si, à la faveur du rapprochement franco-américain, la France est plus encline à répondre aux aspirations libanaises et à consolider sa zone d’influence traditionnelle au Proche-Orient, côté américain, le soutien aux aspirations libanaises répond surtout au souci d’affaiblir et d’isoler la Syrie, devenue gênante à bien des égards dans les croisements complexes des dossiers iranien, irakien, israélo-palestinien et de lutte antiterroriste. Alors, dans la mêlée des géants dans ce «Grand Moyen-Orient», le nain libanais accédera-t-il à son rêve d’un pays «message» de dialogue et de convivialité des cultures, des religions et des civilisations? Face au choc idéologique des modèles étatiques promus par la France et les Anglo-Saxons dans cette région du monde, d’État-nation pour la première, communautaire pour les seconds, le Liban n’échappera pas, une fois de plus, à ses vieux démons de toujours. Entre communautarisme et primauté de l’intérêt national, l’épreuve de force s’annonce rude dans le Liban de demain, non sans incidences sur sa viabilité et son existence, non sans incidences sur un éventuel choc ou dialogue des civilisations. Aux Libanais de démontrer leur maturité, à la communauté internationale de prendre ses responsabilités, pour que cette révolution en cours ne verse surtout pas dans le rouge. Pierre-Marie Naji EÏD
D’aucuns le pensent déjà. D’ailleurs, l’exemple qui revient souvent à l’esprit des Libanais, et que leurs bouches, désormais, osent volontiers prononcer, est celui de l’Ukraine. De la révolution orange là-bas, à la révolution blanche ici, il n’y a alors qu’un simple (?) pas, que les Libanais ont apparemment franchi. Toutefois, ce pas n’est à ce stade, encore, qu’une...