Rechercher
Rechercher

Actualités - CHRONOLOGIE

Tous les tabous tombent place de l’Étoile, le politiquement correct n’est plus de mise Le gouvernement s’incline devant le matraquage de l’opposition et la pression de la rue (photos)

10h, lundi. La place de l’Étoile est en état de siège. Pour y accéder à partir de Gemmayzé, il faut franchir à pied une série de barrages gardés par des militaires armés jusqu’aux dents, décliner à chaque fois son identité, emprunter les voies – indirectes – indiquées par les soldats, pour contourner des barbelés coupant les routes à la circulation, avant d’arriver au siège de l’Assemblée nationale où une centaine de militaires montent la garde. Mais ce spectacle dantesque, d’un autre temps, d’un autre monde, rappelant une ère soviétique révolue, détonne avec le discours tenu dans l’hémicycle où tous les tabous sont tombés hier, où le matraquage oratoire de l’opposition couplé à la pression de la rue ont fini par avoir raison du gouvernement Karamé, qui a présenté sa démission en début de soirée. Le matin, dans une liberté totale, les remarques, les révélations, les accusations, impensables il y a quelques semaines encore, parce qu’elles vont à l’encontre du politiquement correct, ont été assénées par l’opposition, tels des coups de boutoir destinés à briser une structure politico-sécuritaire qui n’a en définitive causé que du tort au pays. Place de l’Étoile, un formidable vent souverainiste a soufflé hier, pour la première fois depuis 1943, avec les ferventes plaidoiries en faveur de la chute de tout le système mis en en place par le tuteur syrien, l’hymne national entonné à deux reprises par les députés de l’opposition et la référence faite plusieurs fois aux pères de l’Indépendance. Durant le débat qui n’a finalement duré que quatre heures, la tâche de l’opposition a été facilitée par le chef du gouvernement lui-même, dont l’intervention d’ouverture n’a été qu’un récapitulatif emphatique de tout ce que son équipe a fait ou dit depuis l’assassinat de l’ancien Premier ministre, Rafic Hariri. M. Omar Karamé a même été jusqu’à rappeler les condoléances qu’il a présentées à la famille de son prédécesseur – un point sur lequel Ghazi Aridi devait ironiser un peu plus tard – sans omettre bien entendu de lancer quelques flèches mordantes à ses détracteurs et de réitérer son appel au dialogue avant de solliciter la confiance du Parlement. S’il voulait s’attirer les foudres de l’opposition, M. Karamé n’aurait pas pu s’exprimer autrement. Ce qui lui est reproché, c’est ce que son équipe et lui-même ont fait avant l’odieux attentat de Aïn Mreyssé et n’ont pas fait depuis, notamment au niveau de l’enquête. Dire que le cabinet Karamé a été malmené reste un euphémisme. Mordantes, vives et en même temps émouvantes, parce qu’elles sont tenues par deux personnes blessées au plus profond d’elles-mêmes, dans leur propre chair, les deux interventions de Bahia Hariri et de Marwan Hamadé (voir par ailleurs), deux cris du cœur, résument à elles seules tout ce que l’opposition pouvait et avait fini par dire. Dans un même élan et avec la même force, les deux parlementaires ont lancé un « à bas le gouvernement », un cri auquel le Premier ministre n’a pas été insensible. Tout au long de la séance matinale, Omar Karamé garde les yeux rivés sur ses souliers, les sourcils froncés, affichant une mine d’enterrement. Quand il lève les yeux, c’est pour fixer un point vague devant lui, omettant de croiser les regards des députés. L’ambiance est électrique. La tension est presque palpable. Pourtant, la séance commence comme s’il s’agissait d’une simple réunion législative. Une minute de silence est observée à la mémoire de Rafic Hariri. Comme un seul homme, les députés de l’opposition entonnent l’hymne national. Les ministres de l’Intérieur et de la Santé, Sleimane Frangié et Mohammed Khalifé, se joignent à eux. Une deuxième minute de silence est observée en mémoire de l’ancien député Bahige Kaddour. La parole est donnée en premier à Karamé qui dénonce l’attentat de Aïn Mreyssé et met l’accent sur la gravité de ses conséquences avant de dresser un bilan des décisions prises depuis par le gouvernement. De la diffamation et de l’injustice Il désigne comme étant de « la diffamation » et de « l’injustice » les accusations lancées aux détracteurs de Rafic Hariri au sein de son équipe. « Aucun discours politique, aussi virulent soit-il, et aucune polémique ne peuvent justifier ou servir de prétexte à un tel acte criminel », dit-il, rappelant que les anciens ministres Élie Hobeika et Marwan Hamadé avaient été tous deux la cible d’attentats, sous le mandat Hariri, « alors qu’il n’y avait pas de polémique dans le pays. » Il s’engage à faire assumer aux auteurs de l’attentat, ainsi qu’à ceux dont la négligence aurait facilité l’assassinat de Rafic Hariri, la responsabilité de leurs actes, jugeant inadmissible que la vie soit paralysée dans le pays en attendant le résultat de l’enquête. Selon lui, cette volonté de paralyser la vie politique en cache une autre : « Empêcher l’organisation des législatives afin d’aboutir à un vide constitutionnel. » Réitérant son appel à un dialogue sur les sujets conflictuels, il relève, pour ce qui est des appels au rétablissement de la souveraineté, de l’indépendance, de la liberté de décision nationale, au rééquilibrage des relations libano-syriennes et au demantèlement de la structure mise en place par les services de renseignements et de sécurité, que son équipe n’a fait qu’hériter des anomalies « dont se plaignent la majorité des opposants, sachant qu’ils en étaient en grande partie responsables au cours des douze dernières années ». M. Karamé souligne l’attachement de son équipe à la souveraineté, l’indépendance et la liberté de décision nationales, avant de mettre en garde contre « une exploitation de revendications nationales légitimes à des fins extérieures qui n’ont rien à voir avec le Liban ». Walid Eido s’énerve et proteste vigoureusement avant d’être calmé par le président de la Chambre. Dans le texte dactylographié lu par Karamé, le dernier paragraphe est ajouté à la main. Il réclame la confiance du Parlement. « Un funeste document » Le discours du chef du gouvernement, qui n’apporte rien de nouveau, ne plaît guère à l’opposition. Ironique, Bassem el-Sabeh réclame une copie du « funeste document historique », et Walid Eido souligne : « Il n’a répondu à aucune question posée. Peut-il nous expliquer pourquoi le corps d’une des victimes de Aïn Mreyssé n’a été découvert qu’une semaine plus tard sous la carcasse d’une voiture calcinée ? » Puis Sabeh revient à la charge : « Je crois qu’il faut trouver un moyen pour ressusciter Hariri qui a apparemment exécuté le crime dont il est victime », ironise-t-il. C’en est trop pour Omar Karamé qui explose. Tout le monde hurle en même temps : Bassem el-Sabeh, Walid Eido, Wi’am Wahhab, Antoine Haddad, Akram Chehayeb et Ahmed Fatfat. Nabih Berry doit crier à son tour pour rétablir le calme, menaçant de lever la séance si cette ambiance se poursuit. Ministre et députés parviennent à préserver leur calme, mais on gardera pendant toute la séance le sentiment que les débats peuvent à tout moment dégénérer. Berry donne la parole à Bahia Hariri et un silence de mort règne dans l’hémicycle. Indifférente aux regards qui la fixent, elle prononce, majestueuse, son discours, rythmant ses mots avec des gestes de la main, là où elle veut marquer l’importance d’une idée. Son intervention est un hommage à Rafic Hariri, à un Liban libre, aux milliers de Libanais qui veulent, comme elle, toute la vérité sur la mort de son frère. « Le peuple est la source de tous les pouvoirs », tonnera-t-elle à deux reprises. Sa voix se brise lorsqu’elle évoque l’attentat et la sépulture, mais elle se reprend vite. Son discours, qui s’articule sur la volonté populaire, se termine par deux appels : un premier appel à un rassemblement populaire le 13 avril, « Journée de la liberté et de l’indépendance », et un deuxième, plus violent, à la chute du gouvernement (voir par ailleurs). L’opposition lui rend hommage par une ovation debout. Le discours de Jean Obeid s’articule autour de l’attentat. « Il ne s’agit pas d’attribuer les responsabilités, mais de savoir pourquoi celles-ci n’ont pas été assumées comme elles auraient dû l’être depuis la tentative d’attentat contre Marwan Hamadé jusqu’à l’assassinat de Rafic Hariri. » Selon lui, il ne s’agit pas de demander des comptes au gouvernement, mais au pouvoir dans son ensemble. Mikhaël Daher, qui refuse d’accorder sa confiance au gouvernement, s’en prend violemment à Omar Karamé, critiquant ses déclarations maladroites des derniers jours au sujet notamment de l’unité de l’armée et du peuple ainsi qu’aux médias qu’il a accusés d’être vendus. Il en veut au cabinet d’avoir tenté de réprimer les libertés et « compare les manifestations, place des Martyrs, à celles que Béchara el-Khoury, Abdel Hamid Karamé, l’émir Majid Arslan et Hamid Frangié avaient conduites pour obtenir la libération du Liban ». Daher accuse le gouvernement de vouloir atermoyer en prônant le dialogue et réprouve la campagne que ce dernier avait menée contre Rafic Hariri. « Comme si une décision avait été prise au plus haut niveau de décréter ce responsable (Hariri) persona non grata », tonne Daher pendant que le ministre Wi’am Wahhab ricane. Wahhab est le seul à trouver drôle le discours du député qui reproche aussi à l’Exécutif sa négligence dans le maintien de la sécurité et la légèreté avec laquelle il a réagi à l’assassinat de Hariri. Lui et presque tous les députés qui ont pris la parole ont relevé des failles et des maladresses au niveau des deux enquêtes ouvertes, que ce soit après la tentative d’attentat contre Hamadé ou à la suite de l’assassinat de Hariri : des preuves se sont évaporées, le secteur de l’attentat est resté accessible à tous au lieu d’être bouclé, des informations erronées ont été données sur les auteurs présumés. Un discours écrit avec le sang L’intervention de Marwan Hamadé est attendue de tous (voir par ailleurs). Ministres et députés l’écoutent religieusement. L’ancien ministre de l’Économie, qui avait échappé par miracle à un attentat à la voiture piégée, en octobre dernier, donne le ton en priant Berry de « ne pas supprimer des passages d’ un discours que j’ai écrit avec le sang ». « Permettez-moi de préciser auparavant que plus de 100 000 personnes sont rassemblées, place des Martyrs, grâce à la bienveillance de l’armée que nous saluons », dit-il avant d’entamer son discours que le président Berry interrompt à 12h 55, à la demande de Ghattas Khoury, pour une minute de silence à la mémoire de Rafic Hariri. C’est l’heure à laquelle l’attentat de Aïn Mreyssé avait eu lieu, il y a deux semaines. Nehmetallah Abi Nasr s’en prend pour sa part violemment aux services de renseignements et à la Syrie, accusant cette dernière d’avoir de tout temps voulu annexer le Liban et de n’avoir nullement l’intention de retirer ses troupes du pays, ce qui lui vaut de vives protestations de Berry. Il reproche au gouvernement d’avoir réagi à l’attentat contre Hariri « comme s’il s’agissait d’un simple accident de la route qui pouvait être réglé par un agent de la circulation ». « N’a-t-il pas honte ? » s’interroge-t-il en parlant de l’Exécutif, rappelant que lorsqu’un commando israélien avait effectué une opération à la rue de Verdun, tuant trois cadres palestiniens, « le cabinet de Saëb Salam avait présenté sa démission ». Wi’am Wahhab ricane de nouveau. Nassib Lahoud met le Parlement devant ses responsabilités, soulignant l’importance de la séance, avant de reprendre les slogans des manifestants « Vérité, liberté, unité nationale ». Selon lui, le Parlement devrait soit réagir favorablement à « l’intifada pour l’indépendance », soit « rejoindre pour de bon le convoi des autorités et des institutions placées au service du système sécuritaire qui paralyse les mécanismes de la démocratie, détruit notre économie et place le Liban sous la tutelle syrienne ». Lahoud demande à connaître la vérité sur la mort de Hariri, réclame le départ du gouvernement et le retrait des troupes syriennes avant de souligner l’unité des Libanais et d’écarter toute possibilité de discorde. Le député du Metn n’aura pas le temps de connaître la réaction du Parlement. Karamé démissionne en début de soirée. Tilda Abou Rizk

10h, lundi. La place de l’Étoile est en état de siège. Pour y accéder à partir de Gemmayzé, il faut franchir à pied une série de barrages gardés par des militaires armés jusqu’aux dents, décliner à chaque fois son identité, emprunter les voies – indirectes – indiquées par les soldats, pour contourner des barbelés coupant les routes à la circulation, avant d’arriver au...