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Actualités - REPORTAGE

Communautés - Le mariage civil au Liban : mission impossible ? Marie-Claude Nejm : « La laïcisation du statut personnel rejoint celle de la citoyenneté libanaise »

L’initiative était d’autant plus louable et courageuse que le sujet reste très controversé car il touche à ce qu’il y a de plus profond et de plus sensible chez l’homme : la religion. Du moins c’est ce que pense une partie des Libanais – et non seulement les leaders religieux –, qui continuent de considérer la question de l’instauration du mariage civil comme une ingérence dans la sphère religieuse. Une fausse idée que Marie-Claude Nejm, docteur en droit, a entrepris de démentir lors d’un pertinent exposé. La nuance est subtile mais fondamentale : « Être croyant ne signifie pas nécessairement revendiquer l’application de la loi religieuse dans la vie civile. Si on contracte un mariage civil, on ne se libère pas nécessairement de la religion, on se libère du droit religieux ; ce n’est pas la même chose », affirme la conférencière, après avoir réfuté un à un les arguments utilisés contre l’instauration du mariage civil au Liban et les obstacles, vrais ou faux, mis à un projet qui s’inscrit parfaitement dans la philosophie de la liberté de conscience prévue à l’article 9 de la Constitution. Un texte qui est d’ailleurs davantage élaboré au bénéfice des communautés qu’à celui des individus, dira la conférencière, ce qui trahit l’esprit et la finalité de cet article essentiel de la loi fondamentale. Dans le cadre du café juridique des Créneaux, la juriste s’est attaquée aux faux arguments et préjugés qui ont depuis longtemps entravé l’instauration d’un statut civil, c’est-à-dire d’une loi moderne qui puisse libérer les citoyens de l’emprise d’un droit communautaire pluraliste, source d’une multitude de maux et de complications au quotidien. Encore faut-il savoir que le débat sur l’instauration du mariage civil au Liban « est un débat biaisé », dans la mesure où il est inévitablement « perverti par le politique, ce qui entrave toute réflexion critique sur les rapports du droit et de la religion dans notre pays », souligne Me Nejm. Et la juriste de passer en revue cinq objections majeures à l’instauration du mariage civil au Liban dont une seule, dit-elle, est à prendre au sérieux du fait qu’elle pose un problème véritablement juridique. Le premier obstacle exposé par l’opposition des autorités religieuses, « une objection à repousser », dit l’intervenante, parce qu’en définitive, « c’est l’État qui est titulaire de l’autorité civile. C’est lui qui reconnaît les pouvoirs des communautés en matière de statut personnel ». Par conséquent, « les prérogatives de celles-ci ne s’imposent à l’État que si celui-ci veut les reconnaître. Ce n’est donc pas aux autorités religieuses d’en décider ». Quant à l’argument de technique juridique, qui a servi à justifier le gel du projet de loi de 1998 (texte préparé par le président Élias Hraoui), il consiste à dire qu’on ne peut donc pas instaurer le mariage civil facultatif de manière isolée, indépendamment du plan d’abolition du confessionnalisme politique prévu à l’article 95 de la Constitution. « On a donc rattaché le projet de statut civil du mariage au projet d’abolition du communautarisme politique », indique l’intervenante, en relevant qu’il s’agit là d’un faux débat, qui a permis en tout cas de reporter le projet aux calendes grecques. Or, dit-elle, l’article 95, qui porte sur l’abolition du communautarisme politique, ne concerne pas la laïcisation du statut personnel. « Le communautarisme politique s’explique par le fait que la démocratie libanaise ne repose pas sur la loi de la majorité, mais sur un régime consensuel. Mais c’est une erreur d’envisager dans une même optique le pluralisme judiciaire et législatif, c’est-à-dire la diversification des tribunaux et des lois selon la confession, parce que ce pluralisme-là n’est pas indispensable, au contraire, à la réalisation de l’égalité entre les citoyens et entre les communautés », avance la juriste. Propre au droit musulman, le troisième obstacle soulève l’incompatibilité de l’islam avec la laïcité, considérée comme un pur produit de l’Occident chrétien, un argument tout aussi dangereux qu’inexact, dit-elle. Dangereux, parce qu’il « apporte de l’eau au moulin des intégristes » et inexact puisque le droit musulman, que l’on confond d’ailleurs avec la religion musulmane, « est en réalité très largement un droit laïc ». Par conséquent, poursuit Me Nejm, « fermer de la porte à l’ijtihad “est” contraire à l’esprit du message coranique, qui invite les musulmans à poursuivre cet effort, donc à procéder à l’interprétation et à la réinterprétation des versets coraniques à la lumière de la raison humaine. C’est d’ailleurs la voie qui a été suivie en Tunisie, au lendemain de l’indépendance, par le président Bourguiba. Cette évolution s’est appuyée sur un mouvement de réforme qui consiste à distinguer, dans le Coran, les règles relatives aux rapports de l’homme avec Dieu, règles éternelles et intouchables, des règles qui gouvernent les rapports des hommes entre eux, règles qui sont liées au contexte de l’histoire et de l’époque et qui sont appelées à suivre l’évolution économique et sociale ». Tout aussi infondée est la menace de la « dislocation de la famille » et de l’affaiblissement de la cellule familiale, que l’on avance toutes les fois pour dénoncer un contrat auquel on reproche « son excès de libéralisme ». Or, dit Me Nejm, c’est plutôt « le pluralisme des statuts religieux au Liban (qui) a favorisé la fraude, au détriment de la stabilité des liens familiaux. Pour les catholiques enchaînés dans les liens d’un mariage indissoluble, la conversion à un rite orthodoxe permet le prononcé du divorce par l’autorité de la nouvelle communauté ; la conversion à l’islam permet, plus simplement, un divorce immédiat ». « On voit même très souvent aujourd’hui des époux grecs-orthodoxes, dont la loi autorise le divorce, se convertir à un autre rite – par exemple assyrien (achouri) – pour obtenir un divorce plus rapide. Ce qui est frappant, c’est que ces conversions émanent de personnes qui se disent très attachées, par ailleurs, à leur religion », ironise la conférencière, en se demandant si, en définitive, les communautés religieuses ont vraiment intérêt à ce que les Libanais adhèrent de manière formelle à un statut dont ils pourront, par la suite, renier les prescriptions. Enfin, dit Me Nejm, « rien n’empêche l’État libanais d’établir un statut civil du mariage ou de la famille, qui tienne compte de certaines valeurs sociales, morales et religieuses, et notamment du souci de préserver la solidité des liens familiaux. La laïcité n’est pas le laïcisme ». En revanche, l’intervenante relève un dernier obstacle, qu’elle considère plus réel et plus redoutable, celui de la détermination du contenu du statut civil, notamment lorsqu’on est en présence de statuts religieux divers et souvent antinomiques. Elle cite au passage l’exemple d’un mariage indissoluble pour les catholiques, dissoluble pour motifs déterminés pour les orthodoxes et les protestants, par consentement mutuel pour les druzes et par répudiation pour les sunnites et les chiites. Pour surmonter cette difficulté, la juriste préconise d’abord « de dégager les tendances fondamentales communes à tous les statuts confessionnels, telles que la protection de la famille légitime, la solidité du tissu social ». Il faudra ensuite « éliminer les archaïsmes et les règles obsolètes ou inégalitaires, comme les restrictions à la conclusion des mariages mixtes qui violent la liberté de conscience, ou les dispositions qui portent atteinte à l’égalité des sexes (la polygamie et la répudiation en droit musulman) ». Rappelant enfin que l’article 9 de la Constitution garantit la liberté de conscience, la conférencière souligne que cette liberté « serait mieux garantie par l’application facultative des lois religieuses, c’est-à-dire par la possibilité d’opter entre les lois religieuses et la loi civile ». Or, dit-elle, cette option existe déjà, « de manière plus subtile, plus camouflée, plus limitée, mais aussi plus hérétique, dans le droit actuel » puisque tout Libanais qui le désire peut contracter un mariage civil à l’étranger, échapper par conséquent aux lois religieuses et faire régir le mariage par la loi civile étrangère. « L’établissement d’un statut civil facultatif du mariage n’est donc pas aussi révolutionnaire ; il est simplement moins hypocrite, disons plus direct », indique Me Nejm. Elle rappelle en outre que la liberté de conscience, qui impose à l’État de ne pas porter atteinte aux croyances religieuses, implique aussi une obligation positive, celle de respecter les croyances de ceux qui ne croient pas. « Plus que cela : être croyant ne signifie pas nécessairement revendiquer l’application de la loi religieuse dans la vie civile. Si on contracte un mariage civil, on ne se libère pas nécessairement de la religion, on se libère du droit religieux ; ce n’est pas la même chose », dit-elle, avant de se prononcer pour le statut civil obligatoire, une initiative dictée par la nécessité de « l’unification » du droit, au-delà même de sa laïcisation. « Parce qu’au-delà des controverses juridiques, au-delà des controverses théologiques, la question de la laïcisation du statut personnel rejoint, en réalité, celle de la citoyenneté libanaise », conclut Me Nejm. Je.J. Effets juridiques des mariages civils célébrés à l’étranger Avocat à la cour et militant en faveur de l’instauration du mariage civil, Me Habib Nassar nous formule sur le sujet les remarques suivantes : – Le mariage civil célébré à l’étranger est reconnu par l’État libanais et c’est le tribunal libanais qui est compétent en la matière. En cas de litige, ce dernier intervient pour faire appliquer la loi du lieu de célébration du mariage. – Le mariage civil produit tous les effets juridiques qui y sont liés, tels que l’inscription à l’état civil, la légitimité des enfants nés de ce mariage et le principe du droit à la succession (c’est-à-dire que les enfants issus de ce mariage peuvent bénéficier de l’héritage). Toutefois, c’est le droit libanais et non plus la loi de célébration du mariage qui s’applique à la liquidation de la succession. – Ce sont les mariages civils mixtes célébrés entre chrétiens et musulmans qui posent le plus de problème en matière de succession, puisque la différence de religion interdit réciproquement l’héritage entre époux. En règle générale, c’est le droit de la communauté du défunt qui régit la succession qui s’applique, c’est-à-dire, pour les chrétiens, la loi civile de 1959, et pour les musulmans, le chareh. – Un autre problème de taille se pose dans le cas des mariages contractés entre deux musulmans. Ces mariages, même célébrés civilement, relèvent de la compétence exclusive des tribunaux chériés en vertu de l’article 79 du code de procédure civile. « Bien que reconnaissant la validité du mariage civil du point de vue de sa forme, les tribunaux musulmans appliqueront à ses effets la loi coranique, notamment pour ce qui est du statut de l’épouse, de la dissolution du mariage et de la garde des enfants », précise Me Habib Nassar. Les « bénéfices » escomptés du mariage civil sont alors « neutralisés par les dispositions de l’article 79 ». Ainsi, qu’il s’agisse d’un couple libanais musulman ou d’un couple libanais et étranger (une Libanaise musulmane mariée à un Turc musulman), c’est le tribunal chérié qui est compétent pour trancher le litige. Par conséquent, le couple se retrouve à la case départ et se voit appliquer les règles du droit musulman. – La situation est tout à fait autre lorsqu’il s’agit d’un couple mixte dont le mariage civil célébré à l’étranger relève de la compétence des tribunaux civils au Liban qui lui appliquent le droit civil du pays de célébration du mariage. Souvent, les jeunes couples libanais choisissent de célébrer successivement deux mariages, l’un civil à l’étranger et l’autre religieux au Liban. Dans leur grande majorité, les gens ont tendance à croire que, dans ce cas de figure, c’est le mariage inscrit au registre de l’état civil qui sera pris en compte. Or, en cas de cumul, et quel que soit le mariage inscrit au registre de l’état civil, « c’est le mariage religieux qui l’emporte, et les tribunaux religieux seront déclarés compétents, quel que soit l’ordre dans lequel les mariages ont été célébrés ».

L’initiative était d’autant plus louable et courageuse que le sujet reste très controversé car il touche à ce qu’il y a de plus profond et de plus sensible chez l’homme : la religion. Du moins c’est ce que pense une partie des Libanais – et non seulement les leaders religieux –, qui continuent de considérer la question de l’instauration du mariage civil comme une ingérence...