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Analyse Deux enquêtes contradictoires sur la présidentielle De l’(in)utilité des sondages d’opinion au Liban

La « sondagite » est décidément une maladie contagieuse. Inventée au siècle dernier par des sociologues américains animés de très bonnes intentions et souhaitant faire progresser leur science en basant leurs études sur des données chiffrées mesurant l’évolution de la société, la pratique du sondage d’opinion dans les démocraties occidentales s’est peu à peu généralisée à tous les domaines de la vie publique, s’imposant aux gouvernements et aux médias comme un élément incontournable.
Les méninges ont leur méningite, le tendon sa tendinite et la rétine sa rétinite. Rien d’anormal donc à ce qu’avec l’essor des sondages apparaisse la « sondagite », cette pathologie qui devient maligne dès lors que le processus de décision politique dans un pays donné est pris en otage par l’omniprésence de cette pratique.
En Occident, le courage d’un homme politique se mesure aujourd’hui principalement à sa capacité à aller à contre-courant des sondages, ou du moins à ne pas se laisser inhiber par les variations saisonnières d’une opinion qui est, par définition, instable et lunatique. Le cas qui s’impose d’emblée comme exemplaire à cet égard est celui de Tony Blair, à qui cette qualité a été reconnue par beaucoup, y compris dans les rangs des adversaires les plus acharnés de sa politique irakienne.
Bien évidemment, les choses se présentent tout autrement dans notre Orient, où les hommes politiques n’ont pas besoin d’être particulièrement courageux pour prendre le contre-pied de l’opinion publique, souvent ignorée, parfois réduite à une masse confuse et quelque peu monstrueuse (les « jamahir »), censée n’exprimer qu’un ou deux slogans aussi creux que primaires.
Pour se faire une idée de l’estime que portent la plupart de nos politiques à l’opinion publique, il suffit de relire quelques-uns de leurs discours ou de suivre leurs prestations télévisées en recensant le nombre de fois où ils ont recours à la phrase fatidique : «Tous les Libanais pensent... ceci ou cela ». Il va sans dire que pour l’orateur, quel qu’il soit, tous pensent comme lui. Les plus pudiques se contentent quelquefois de la « majorité écrasante ».
Ainsi, nous apprenons un jour que tous les Libanais sont pour la « résistance » au Liban-Sud et le lendemain (sinon le jour même) qu’ils sont tous pour l’envoi de l’armée dans cette région.
Nous apprendrons également que les Libanais sont unanimement favorables au maintien de la présence syrienne dans ce pays – sauf quelques « agents stipendiés » dont il vaudrait mieux, dans l’intérêt général, ne pas tenir compte – et, simultanément, qu’ils souhaitent, toujours aussi unanimes, voir la Syrie se retirer, à l’exception de quelques « agents stipendiés » dont il vaudrait mieux, dans l’intérêt général, se débarrasser.
Dans ces conditions, on se demande à quoi peut bien servir chez nous la pratique des sondages d’opinion à l’occidentale, sinon à ajouter à la confusion générale, sans parler des risques évidents de manipulation politique, notamment dans le cadre des guéguerres que se livrent les dirigeants.
Or, deux sondages viennent, à quelques heures d’intervalle, de nous être assénés coup sur coup. Sous des formes diverses, tous deux portent sur le même thème : la présidentielle de 2004. Tous deux font du chef de l’État, Émile Lahoud, le personnage central autour duquel gravitent les questions posées. Et, pourtant, c’est à des résultats contraires qu’ils aboutissent.
Le premier de ces sondages a été réalisé par une « Société internationale pour les données » et diffusé mardi soir. Cette enquête, qui ne s’embarrasse d’aucune explication sur l’échantillonage adopté et sa nature, donne en tête des présidentiables Émile Lahoud à près de 42 % des sondés. Il est suivi par Nassib Lahoud, qui recueille 20 % d’opinions favorables, puis Boutros Harb, crédité de 9 %.
Le plus intéressant, c’est qu’en queue de liste on retrouve les concurrents directs du chef de l’État, c’est-à-dire ceux qui sont dans la même ligne politique que lui et qui, de ce fait, sont mieux placés que les ténors de l’opposition pour être finalement choisis par les « décideurs » (que ne seront certainement pas les personnes sondées). Ainsi, Sleimane Frangié obtient moins de 8 % d’opinions favorables et Jean Obeid à peine plus de 3 %.
Le second sondage, il est vrai nettement plus fourni en détails sur l’échantillonnage, a été réalisé par Ipsos-Stat pour notre confrère an-Nahar et publié hier. Il révèle que seulement 18 % des Libanais sont favorables à une prorogation du mandat d’Émile Lahoud et encore moins (15 %) pour un nouveau mandat de six ans. Une deuxième question posée par les sondeurs étaye d’ailleurs la première, puisque 83 % se disent d’accord avec le patriarche maronite, Mgr Nasrallah Sfeir, pour rejeter un amendement de la Constitution.
L’enquête a été réalisée dans l’ensemble du Grand Beyrouth, couvrant ainsi un large spectre multiconfessionnel.
De deux choses l’une : ou bien ces deux sondages sont dans l’erreur, ou bien l’un des deux est dans le vrai. Il n’y a pas de troisième possibilité. En clair, cela signifie qu’il y a au moins un sondage de trop et que celui-ci n’a d’autre ambition que de participer d’une quelconque manipulation.
D’ici à octobre 2004, l’eau des sondages coulera sous les ponts de la présidentielle. La contagion a donc fait son effet, mais avec une particularité bien libanaise : c’est que chez nous, on importera la « sondagite » avant même d’avoir bien compris la technique et la finalité du sondage.
Élie FAYAD
La « sondagite » est décidément une maladie contagieuse. Inventée au siècle dernier par des sociologues américains animés de très bonnes intentions et souhaitant faire progresser leur science en basant leurs études sur des données chiffrées mesurant l’évolution de la société, la pratique du sondage d’opinion dans les démocraties occidentales s’est peu à peu...