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Un « patriarche laïc » hors du commun

Il y a un an (et quelques jours exclusivement consacrés aux cérémonies pascales) disparaissait le Dr Albert Moukheiber. Pour commémorer le souvenir de cet homme hors du commun, il nous incombe de retracer les traits de son caractère, de le replacer dans son contexte historique particulièrement difficile et d’essayer de tirer un enseignement qui devrait être utile. Il faudrait aussi trouver une explication à cette immense popularité, encore vivace, qui incitait les bonnes sœurs à prier pour lui, les plus hautes autorités religieuses à le traiter de « patriarche laïc », les personnalités politiques, même en dehors du Liban, à le respecter, les fonctionnaires les plus durs à cuire à faciliter les formalités au seul énoncé de son nom et les petites gens à l’aimer parfois sans trop savoir pourquoi. Il pouvait avoir ses défauts et ses faiblesses mais indiscutablement, il représentait le type même de leader que les Libanais aiment. Il est né au début de la Première Guerre mondiale, durant laquelle les gens n’ont pas entendu un seul coup de feu mais sont morts par dizaines de milliers parce qu’ils avaient faim et qu’ils n’ont jamais songé à voler un seul morceau de pain... Comme tous ses concitoyens, sa vie a été marquée de près ou de loin par une succession de guerres qui n’ont jamais cessé. Il a fait ses études au Lycée français de Beyrouth et a été chargé à 14 ans de prononcer un discours de bienvenue à l’intention d’Édouard Herriot, président de la Mission laïque, venu apporter le salut de la Chambre des députés. Ses dons d’orateur ont commencé à s’affirmer ainsi que son goût pour la chose publique. Quelques années plus tard, on le retrouve à Lausanne, en Suisse, faisant de brillantes études de médecine entrecoupées assez souvent de randonnées à Genève avec des condisciples moyen-orientaux parmi lesquels figurait un certain Boutros-Ghali. Il s’agissait d’aller présenter leurs respects au célèbre émir Chakib Arslan qui dictait plusieurs lettres simultanément à trois secrétaires, expliquait à ses jeunes visiteurs sa philosophie d’exilé arabe et les invitait à un déjeuner de « moujadara ». De retour au Liban, Albert Moukheiber a, petit à petit, mené de front une double carrière de médecin et d’homme politique. Comme médecin, il s’est taillé une réputation de « diagnostic infaillible ». C’était l’époque où le praticien au stéthoscope devait, rien qu’en tâtant son patient, découvrir son mal et le guérir. Il avait beau envoyer ses malades chez des spécialistes, ils n’acceptaient jamais de prendre un médicament qu’il n’aurait pas approuvé. Il était appelé deux ou trois nuits par semaine et n’hésitait pas à aller au chevet d’un patient en haute montagne même en plein hiver. Il a commencé assez tôt à donner ses soins gratuitement, les clients aisés payant pour les autres, les émoluments du député ou du ministre couvrant plus ou moins ses besoins. Ses amis médecins ont calculé qu’il a soigné environ un demi-million de Metniotes durant sa vie active. En plus du « service médical », si l’on peut dire, il faut ajouter le « service administratif ». Rien ne peut s’accomplir sans l’aide du député : formalités, licences, autorisations, bourses, etc. Et pour couronner cette activité, il faut aussi faire de la politique à l’échelle nationale ou internationale car c’est le destin de notre petit (et moralement grand) pays d’être constamment impliqué dans les luttes d’intérêts et d’influence des grandes capitales. Albert Moukheiber avait une méthode, qu’il partageait avec des personnalités musulmanes, et qui se résumait dans la formule de « l’arme de la prise de position ». Sans grands moyens financiers ou militaires, le responsable, parfois, ne peut pas agir, mais en exprimant clairement et avec courage sa position, il peut dans une certaine mesure infléchir la marche des événements. Lui-même s’est singularisé, avec un mérite admirable et dans des circonstances dangereuses, par des prises de position en flèche : – contre les agissements des milices en pleine guerre intérieure ; – contre la main-mise palestinienne et le triste accord du Caire ; – contre l’hégémonie égyptienne lors du « règne » du général-ambassadeur de la RAU ; – contre le retard mis au retrait des troupes syriennes ; – contre le défaut de coordination entre le gouvernement et la résistance, etc., etc. Il n’a laissé échapper aucune des faiblesses ou des fautes des cabinets successifs – à tel point qu’il a été surnommé « Dr No ». Cependant, opposants, neutres ou loyalistes n’ont guère pu lui faire front parce que, d’une part, il n’a jamais dans ses attaques les plus virulentes dépassé les bornes de la correction et de la dignité, d’autre part, parce qu’il avait les mains propres et qu’il est très difficile de lancer des pierres, comme on dit, lorsqu’on a une maison en verre, enfin, parce qu’il avait raison. La dernière et émouvante image publique qu’il a laissée derrière lui est celle où on le voit debout devant son pupitre au Parlement, prononcer, sans papier – puisque sa double cataracte l’empêchait de voir – sans hésitation, sans aucune faute de syntaxe, un long discours explosif, au milieu d’un silence total et respectueux des députés, des fonctionnaires de la Chambre, des journalistes et du public. On aurait pu entendre une feuille tomber... ou une larme couler. Henri MOUKHEIBER
Il y a un an (et quelques jours exclusivement consacrés aux cérémonies pascales) disparaissait le Dr Albert Moukheiber. Pour commémorer le souvenir de cet homme hors du commun, il nous incombe de retracer les traits de son caractère, de le replacer dans son contexte historique particulièrement difficile et d’essayer de tirer un enseignement qui devrait être utile. Il faudrait...