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Lettre ouverte à M. Rafic Hariri

Monsieur, Je ne peux malheureusement pas parler au nom de tous les chrétiens du Liban, ni même en celui de tous les maronites, mais, citoyenne de Beyrouth, vous permettrez que je m’adresse au citoyen de Saïda que vous continuez d’être malgré tous les avatars qui ont marqué votre carrière financière et politique. Quand mes ancêtres, en même temps que ceux de quatre autres familles de ma confession, se sont installés dans ce qui n’était pas encore une capitale, et dont vos sociétés ont aujourd’hui pris, pour ainsi dire, possession, ils étaient contraints, dans les rues sans trottoirs, à « prendre leur gauche » quand un sunnite encore ottoman les croisait en proférant « Chammel » (1). Je ne vous en fais pas grief : la génération à laquelle nous appartenons tous deux n’a pas vécu ces séquelles de la domination turque, et nous sommes tous deux nés sur un territoire qualifié déjà de « pays » : le Liban. Que les dépêches d’agence, lorsque j’écrivais en France et que vous accédiez au pouvoir, vous aient qualifié d’ouvrier agricole (sic) ou de « comptable », il importe peu, et je croirais volontiers la seconde hypothèse, tant vous semblez appartenir à ce que le communisme défunt désignait après Marx de l’expression de « petite bourgeoisie », et que les Américains qualifient de « middle class », laquelle se divise en « lower » et « higher » (middle class). Mais qu’importent ces distinctions de clercs, l’essentiel, dans nos rapports, quoi qu’en disent les tenants de la laïcité qui se trompent d’époque, est que vous êtes musulman, moi chrétienne, vous sunnite, moi maronite. Et c’est là, pour nos rapports, que le bât blesse. Ne croyez pas, M. le Président, les tenants de la laïcité et de la démocratie, doux rêveurs auxquels nous devons de l’estime. Non, si profondément que l’on creuse, notre plus grande différence est que vos coreligionnaires, et votre sœur elle-même, commencent toutes leurs allocutions par « Bismillah al-rahman al-rahim », déclinant leur identité religieuse avant même leur pensée. Il ne s’agit même plus, pour certains, d’une affirmation de foi, mais d’un rappel de sociologie (ceci dit, nous vous savons, pour la plupart, croyants, ce qui n’est pas sans compliquer les choses quand vous parlez, par exemple, de couteaux de cuisine, après vous être estimés vexés par notre patriarche dont la stratégie il est vrai n’est pas toujours exempte de faiblesses). Pour vous faire comprendre la mentalité de beaucoup d’entre nous, je prendrai le cas que je connais le mieux : le mien, maronite de Beyrouth dont la famille contribua beaucoup à l’agrandissement de sa ville, née en même temps que l’indépendance, et appartenant, par famille, à la catégorie sociale des professions libérales, qui gardaient une soierie en montagne ou une usine de savon en banlieue. Il existait à Saïda des chrétiens du même genre que vous avez connus. Dans ces familles, la modernisation est allée, pour les esprits ouverts, avec un sentiment de culpabilité envers l’islam libanais, au nom de la justice sociale. La démographie islamique était en vedette. Nous aimions ou craignions les musulmans selon qu’ils se montraient ouverts à nous ou, au contraire, « fanatiques ». Notre pouvoir, en tout état de cause, vos compatriotes musulmans n’ont jamais cessé de le contester, même lorsque vous aviez des portefeuilles essentiels, ce qui engendrait des situations politiques qui allaient du cocasse au tragique, et de Sami el-Solh à Saëb Salam. Mais je me fourvoie. Je ne vais plus parler que de vous et de moi au présent, oubliant les mandarines de la famille Debbané, et le terrain de la faculté française de médecine vendu par mon grand-père. Eh bien, cher Président, il est vrai que je vous trouve encombrant, n’ayant jamais connu de milliardaires, encore moins de milliardaires politiques, un pied dans le jet-set, l’autre au Sérail, le troisième en France et le quatrième dans un mécénat généreux mais approximatif. Je veux dire par là que, sous le gouvernement précédent, à la veille des élections, des paysans-chauffeurs de taxi racontaient qu’à votre retour au Sérail vous leur distribueriez un million de dollars chacun (ça pour le milliardaire politique), que des bourgeois attendaient vos invitations à bord du yacht, que des artistes flairaient les futures bonnes affaires, et que Mohammed al-Khodari, chauffeur propriétaire de son véhicule dont deux fils « travaillent avec Hariri », ignorant les enjeux électoraux, attend de vous, quelle que soit votre fortune politique, le doctorat d’une de ses filles, une retraite d’un certain genre, et que renaissent les prix 1950 du foul mdammas. Je ne sais quel miracle ont provoqué au Liban les reliques de sainte Thérèse, mais croyez-moi, Monsieur le Premier ministre, le peuple en attend bien plus de vous (la rivalité est ici financière, non religieuse). En cela la situation me rappelle celle du peuple du Caire tout de suite après les accords de Camp David, et dans une Égypte écrasée par sa natalité : « Hayiguina dollarât », ne pensant pas au gouvernement mais à la magie américaine. Cette magie, qui émane aussi du Golfe, vous en êtes revêtu, cher Monsieur Hariri, car pour le peuple pauvre, l’argent des riches ne doit servir qu’à être donné, et c’est ainsi pour tous les pauvres dans tous les pays du monde. Je m’écarte de mon sujet et reviens, après cette digression, à vous et à moi. Moi je déteste l’argent, en partie à cause de ma foi, en partie parce que ma morale judéo-chrétienne voit d’un mauvais œil les fastes en période de famine, enfin en partie parce que je suis devenue pauvre (comme tout est relatif, Monsieur, un riche ne devient jamais misérable, il travaille et mange beaucoup plus qu’à sa faim). Moi j’adore l’argent aussi, et quand il m’en tombe par un travail plus rémunérateur qu’un autre, j’ai des ailes. Ayant ce goût du luxe en commun, sinon celui, pour moi, de la puissance, qu’est-ce qui me sépare de vous, puisque je ne me sens pas très haririste ? L’islam extrême m’inquiète, même s’il ne nous terrorise pas encore au Liban. Je passe sur mes premiers baisers interconfessionnels, sur ma camaraderie avec Ahmad Kobeissi de Nabatiyeh, sur mes camarades sunnites du lycée, et même sur le doux Anis Sinno, et j’ai peur, très peur de la mouvance kamikaze. Vous et moi n’avons pas les mêmes lectures : question de langue, question de temps. Et vous auriez le hoquet si je vous annonçais, pour dans pas longtemps, des torches vivantes bien libanaises. Mais que l’islam soit terrifiant, vous n’avez, vous, qu’à vous souvenir de la prise de la mosquée de La Mecque, et qu’elle aurait provoqué la chute de vos amis sans l’appui du GIGN français et de toutes les capitales occidentales. On me signale que les pages sont pleines. Alors, vite, je vous dis ceci : j’ai peur. À cause de l’islam, comme, tristement, à cause de ma communauté dont on m’assure que vous ne savez rien, elle qui, sans que l’on puisse en discuter une seconde, a fait le Liban depuis le traité de Sèvres et jusqu’à l’arrivée de forces armées ayant survécu aux massacres de Amman (2). C’est ce Liban que Chirac honore, même si vos affinités personnelles sont grandes, c’est ce Liban que le pape qualifie de message, parce que nous y vivons avec vous... Il émane de vous moins d’hostilité envers les femmes que de mon propriétaire, le hajj qui ne me serre pas la main. Même les apprentis soufis me paraissent aujourd’hui menaçants : la solidarité est naturelle. Si naturelle que moi, compagne de route autrefois des islamo-progressistes et des Palestiniens, je rêve d’un leader chrétien qui fasse la quasi-unanimité des chrétiens, et qui surgira forcément un jour. Monsieur le Président, je vous trouve une bonne tête même si vous encouragez la corruption, trichez avec les quotas, et nous prenez les sommets du Kesrouan. Mais, Dieu vous garde, ne faites pas d’intégrisme démagogique. Non que nous préférions M. Hoss. Mais les Saoudo-Libanais, que ce soit vous ou le fils de Mona el-Solh, on n’en peut vraiment plus. Connaissez-vous Abdel Wahab ? Pas celui d’Oum Kalsoum, celui de Abdel Aziz Ibn Saoud ? Le malheur n’est pas tant qu’en son nom on mutile des bras, mais que l’on vous confonde avec sa doctrine au lieu de celle, paisible, qui est la vôtre. Bref, Monsieur le Premier ministre, je suis une femme, qui plus est une chrétienne et, pire, une maronite, toutes choses que les Arabes, les plus riches comme les plus pauvres, méprisent. Alors pourquoi vous consacrer de l’encre ? Parce que les Golden Boys m’attendrissent, surtout quand ils se chargent d’une nation à laquelle s’applique toute leur maladresse. À force d’avoir vu des bédouins acheter des hommes, ils s’y exercent à leur tour. Et nous sommes une proie idéale puisque nous ne demandons qu’à nous vendre pour seulement quelques pièces. Amal NACCACHE (1) À gauche ! (2) « Septembre noir de 1970 »
Monsieur, Je ne peux malheureusement pas parler au nom de tous les chrétiens du Liban, ni même en celui de tous les maronites, mais, citoyenne de Beyrouth, vous permettrez que je m’adresse au citoyen de Saïda que vous continuez d’être malgré tous les avatars qui ont marqué votre carrière financière et politique. Quand mes ancêtres, en même temps que ceux de quatre autres...