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Actualités - OPINION

Regard - Monkith Saaid : sculptures Dépouiller le vieil homme

Il est malaisé d’échapper à l’emprise de sa culture d’origine, même après des années d’expatriation. Monkith Saaid, né à Bagdad en 1959, a quitté l’Irak depuis l’âge de 17 ans pour n’y plus retourner. Il vit et travaille à Amsterdam, au point qu’il peut passer pour hollandais, européen, «étranger», même aux yeux de ses parents, suivant ses dires. Pourtant, tout, dans sa sensibilité, en fait un sculpteur irakien, et d’abord cette fascination pour l’homme en tant que tel comme sujet plastique. Même s’il ne déclinait pas ses origines, on devinerait aisément son identité, tant son imagerie anthropologique rejoint celle de nombreux artistes irakiens, bien que la thématique narrative ou anecdotique et les formes du discours artistique lui soient propres. Contrairement à la sculpture libanaise où le corps humain n’est qu’un alibi pour des variations abstractisantes sur les courbes organiques, les jeux d’ombre et de lumière, les rapports du lisse et du rugueux, l’homme, dans la sculpture irakienne, est un corps qui, souvent, est réduit à sa plus simple expression pour pouvoir mieux porter sa charge symbolique. Le corps ne se contente pas d’être le support du plaisir de sculpter, mais porte, parfois dans la fierté nationale, souvent dans l’angoisse, en tout cas dans la précarité un message qui peut être politique, idéologique, patriotique, social, philosophique. Ce qui, associé à de généreuses subventions, a contribué à produire des œuvres monumentales parfois admirables, à Bagdad et ailleurs. Difficile, en comparaison, de repérer des sculptures publiques libanaises convaincantes. La plupart sont soit platement conventionnelles, soit inadéquates, soit carrément ridicules. Le Libanais n’a pas le souffle épique de l’Irakien, abstraction faite des considérations financières. Énergie psychique Monkith Saaid possède à merveille le souffle du monumental. Même si ses œuvres sont de petites dimensions, on les imagine dressées, dix à vingt fois plus grandes, sur une place publique. Cela tient d’abord à leur simplicité de conception et à la clarté de leur articulation plastique. Il y a comme une évidence intuitive dans ces corps filiformes aux membres interminables dont les mouvements sont orchestrés par une chorégraphie acrobatique qui les positionne presque toujours au bord du vide ou plus exactement dans l’imminence d’une chute indéfiniment retardée par la dynamique d’un équilibre instable toujours près de se rompre et toujours rétabli. Que les corps de bronze patiné composent d’improbables réticulations aériennes, qu’ils flottent au bout de tiges souples comme s’ils nageaient dans l’air, qu’ils s’accrochent à des frondaisons comme s’ils s’y agrippaient in extremis après un saut périlleux dans le vide, qu’ils se balancent sur une planchette soutenue par une boule de bronze doré, qu’ils tiennent un pied sur le bord du socle, l’autre ballant dehors la sphère à bout de bras, avec une danseuse dessus, qu’ils la poussent sur un plan incliné comme Sisyphe son rocher ou le scarabée égyptien sa boule d’excréments, qu’ils se penchent dessus pour y contempler le monde ou eux-mêmes, ils manifestent une agilité, une adresse, une souplesse, une liberté qui reflètent une inusable énergie psychique, voire une sorte de joie de l’effort coordonné et harmonieux. Figures métastables Malgré le sens qui parfois s’y oppose – ainsi de Sisyphe roulant sempiternellement à rebours son rocher qui ne cessera de retomber –, il y a une aisance, une légèreté, voire une impondérabilité (en tout cas un défi à la pesanteur, à la gravité, dans les deux acceptions, physique et morale), qui accusent sans doute la composante «étrangère» dans l’hybridation culturelle de Monkith Saaid. En sorte que si la dimension sémantique de ses figures métastables dit bien la difficulté d’être et probablement d’être un Arabe Irakien en exil – encore qu’il prétende ne plus s’éprouver dans la peau de l’exilé –, assis inévitablement entre deux chaises, enjambant un fossé qui, pour n’être plus perçu par lui comme tel, en raison de son acculturation européenne, ne l’écartèle pas moins, serait-ce inconsciemment, entre deux pôles de l’âme et de l’esprit, deux manières d’être, de faire, d’agir et de penser, la dimension plastique laisse penser tout à fait le contraire, à savoir la facilité d’être des corps, malgré leur implication dans des situations critiques. Cette vivante et fructueuse contradiction se concrétise en quelque sorte dans la contradiction formelle entre les corps élancés, ouverts, aériens, capables de toutes les modalités de l’agir, corps chorégraphiques occidentaux, et la sphère massive qui matérialise toutes les pesanteurs sociologiques et les rémanences culturelles orientales dont Monkith Saaid semble ne pas très bien savoir quoi faire exactement : faut-il s’en débarrasser, comme une boule de feu qui brûle les mains, faut-il en user comme d’un point d’appui, d’un tremplin, d’une matière première à modeler ? Ce qui donne les différentes figurations où la boule est tantôt porteuse, tantôt portée. Il a beau faire, il ne saurait être indemne de ses racines. Il restera perplexe, tel son Adam et son Eve, debout devant l’arbre de la Connaissance ; sont-ils à l’instant crucial d’avant la décision imminente de croquer la pomme ou à l’instant fatidique où, la pomme croquée, ils doivent envisager l’exil, la perte du paradis (de l’enfance irakienne) ? Si les corps de Monkith Saaid sont paradisiaques dans leur liberté de mouvement, la boule est comme la pomme qu’ils doivent traîner désormais partout et qui les empêchera à jamais de quitter le sol de la réalité et de s’envoler au loin (comme lui a cru l’avoir fait). Double hélice Et puis voici un étrange équipage : un homme et une femme tenant qui un croissant, qui une croix, debout sur un véhicule entraîné par un mécanisme de réveil-matin, avec un cochon en avant, un poisson en arrière, un coq par-dessus : c’est, pour lui, la procession funèbre des religions pour lesquelles le déchiffrement du génome humain est censé être fatal. Mais les religions ont surmonté d’autres coups de grâce : c’est que la science et les religions opèrent dans des secteurs différents du panier à crabes qu’est le psychisme humain. On peut être biogénéticien et bigot. Il se trouve même des théologiens amateurs pour faire l’équation ADN = Eden et nous ramener au paradis par la double hélice. Ajoutons qu’en l’occurrence l’Eden est situé quelque part en Mésopotamie et que la double hélice n’est qu’une traduction moderne de l’antique arbre de vie et du caducée, symboles qui traînent depuis des siècles entre le Tigre et l’Euphrate. Mais ne brouillons pas les cartes et n’embrouillons pas l’esprit de Monkith. Sa réaction à l’annonce du déchiffrement du génome montre bien l’influence persistante du legs oriental dont apparemment il voudrait se défaire. Il a beau penser qu’il croise dans les eaux froides de l’art contemporain, loin de tout préjugé et de toute superstition, il reste ancré dans les sables chauds des références religieuses orientales traditionnelles qui traduisent parfaitement sa situation. Boule d’origine Au couple primordial au pied de l’arbre (la patrie primitive et la tentation de l’autre et de l’ailleurs), à l’enterrement anticipé (tentative d’enterrer prématurément une partie de sa propre personnalité), il faut ajouter un crucifié (un Sud en croix, mais aussi l’image de l’exil, crucifixion permanente, d’autant que Saaid revient désormais assez régulièrement au Moyen-Orient mais pas dans son pays), et un résistant catapultant sa propre tête en guise de pierre (geste qui donne la clef de toute la démarche : le rêve de l’exilé acculturé de se débarrasser de sa «boule» d’origine et de se doter, de son propre chef, d’une «boule» toute neuve, plus appropriée). Cette boule d’origine, ce legs oriental, Monkith Saaid l’éprouve parfois dans sa pure pesanteur, sous les espèces de sphères de bronze lissé et doré de grandes et de petites dimensions. Posées par terre, rapprochées, elles se reflètent les une les autres tout en reflétant l’environnement. Comme s’il n’en finissait pas de se chercher dans leurs miroirs déformants, de les interroger pour mieux trouver le moyen de se fuir, de se jeter dans le vide et de planer en l’air comme ses figures, d’échapper à leur attraction qui n’est autre que celle de sa propre histoire, de sortir de sa peau comme dit l’expression libanaise, de dépouiller le vieil homme. (Galerie Agial)
Il est malaisé d’échapper à l’emprise de sa culture d’origine, même après des années d’expatriation. Monkith Saaid, né à Bagdad en 1959, a quitté l’Irak depuis l’âge de 17 ans pour n’y plus retourner. Il vit et travaille à Amsterdam, au point qu’il peut passer pour hollandais, européen, «étranger», même aux yeux de ses parents, suivant ses dires....