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Actualités - REPORTAGES

Témoignage - Dans la terrible prison de Khiam, un géôlier pas comme les autres Tanios Nohra ou l'histoire de la compassion et de l'entraide (photos)

Tanios Nohra a beau être une légende pour les ex-détenus de Khiam, il ne paie pas vraiment de mine. Lorsqu’il consent à descendre de sa moissonneuse-batteuse (son gagne-pain actuel), il reçoit dans sa modeste maison à Kleya les anciens prisonniers et leurs familles venus le remercier. Mais il ne comprend pas vraiment pourquoi. Pour cet homme simple, la bonté est innée et si, pour des raisons économiques, il a pendant deux longues années été geôlier à Khiam, il a toujours traité les détenus avec considération et humanité, parce qu’il ne sait pas faire autrement. Mais pour les 300 âmes abandonnées qui ont défilé dans la prison pendant son service, c’était un cadeau du ciel, une de ces lueurs d’espoir que le destin réserve aux plus démunis.S’enquérir de la maison de Tanios Nohra à Kleya relève de la gageure. Craignant qu’il ne s’agisse de curieux malintentionnés, la population du village préfère rester muette. Tanios fait l’unanimité ici et il a une telle réputation qu’on s’attend à rencontrer une espèce de colosse charismatique, un missionnaire ou un apôtre. Mais l’homme est aussi modeste que sa demeure. Son visage ridé de paysan devient totalement plissé lorsqu’il sourit comme un enfant. Gêné de faire l’objet de tant d’attentions, il parle rapidement, avalant la moitié des syllabes, et se demande pourquoi on s’intéresse tellement à lui. Son histoire, extraordinaire, lui paraît banale et il se tourne souvent vers sa femme, demandant son aide lorsque les mots sont introuvables. Tanios a pris les armes à l’âge de 14 ans parce qu’il avait envie de parader un fusil à l’épaule devant les adolescentes du village, mais il n’a jamais tiré un seul coup de feu. Dans les années 1975-1976, le village de Kleya, entouré de positions palestiniennes, a été contraint à se défendre pour éviter que les fedayins ne mènent des opérations à partir du village. La rébellion du capitaine Ahmed Khatib a encore compliqué la situation et les soldats de Kleya se sont repliés vers le village créant une sorte d’unité d’autodéfense. La guerre avec un fusil de chasse Fier de porter un fusil de chasse, Tanios s’enrôle dans cette unité. Manque de chance, une nuit, il se heurte à une patrouille israélienne et il tombe évanoui. Les Israéliens le transportent dans un hôpital de Galilée, alors que ses parents le recherchent comme des fous, ne sachant où il est. Tanios est le troisième Libanais à se faire soigner en Israël, mais il ne le sait pas encore puisqu’il est dans le coma. Au bout de quatre jours, il se réveille dans une chambre inconnue, complètement perdu. Un Libanais, Ibrahim Semaan, installé depuis des années en Israël s’occupe de lui et s’arrange pour le faire rapatrier. Dans son village, Tanios est déjà un cas. En 1978, l’Armée du Liban libre, par opposition à l’Armée du Liban arabe (d’Ahmed Khatib), est née, dirigée par le major Saad Haddad. Tanios en fait naturellement partie, puisque ayant quitté l’école, il n’a pas de métier. Il suit des sessions d’entraînement et touche 400 LL par mois. En 1982, lorsque les Israéliens envahissent le pays, il quitte l’ALL et travaille la terre et le commerce. Mais en 1985, la région est de nouveau isolée, les Israéliens s’étant retirés de Saïda et ayant instauré la fameuse bande frontalière. Tanios n’a d’autre choix que de s’enrôler dans la milice devenue l’ALS et dirigée désormais par Antoine Lahd. «C’est moi qui ai choisi d’être policier à Khiam, car c’était, à mes yeux, le travail le moins dur : une nuit de veille contre deux de libres et j’étais payé 100 dollars, ce qui était énorme pour l’époque». À la prison, Tanios a des fonctions assez limitées. C’est lui qui accompagne les détenus devant les enquêteurs et attend pour les ramener à leurs cellules. C’est lui aussi qui leur donne à manger et les fait sortir pour la douche et la promenade. Très vite, il se met à détester son rôle. «Il y avait beaucoup de dureté et d’injustice dans cette prison. Au bout d’un mois, je ne pouvais plus supporter les cris des détenus pendant l’interrogatoire». Il se tait un moment, se passe longuement la main dans les cheveux. Il n’aime visiblement pas évoquer cette période. «Je détestais avoir à appeler un détenu car je savais ce qui allait se passer. En principe, je devais assister à l’interrogatoire pour ramener le détenu. Souvent, je ramenais un personnage totalement brisé, au bord de l’évanouissement après avoir passé des heures la tête dans un sac puant la merde, soumis à des électrochocs. Il s’agissait essentiellement de charges de 90 volts, de quoi faire mal sans permettre l’évanouissement salvateur. Sans compter les coups, les insultes, les tortures psychologiques. C’était dégoûtant, révoltant, mais je ne pouvais rien faire sinon murmurer des mots d’encouragement ou d’apaisement» à la loque dont il avait la charge. « Je ne supportais plus leurs cris » Tanios se souvient d’ailleurs de certains détenus solides comme le roc et fiers, presque indestructibles. «Abdallah Attié était extraordinaire, raconte-t-il. En général, les détenus nient au cours de l’interrogatoire avoir participé à une opération de résistance. Mais Abdallah, lorsque les enquêteurs l’ont questionné, à répondu sans ciller : “J’ai fait ce que Dieu m’a aidé à faire”. Ce qui lui a d’ailleurs valu une belle volée de coups et tous genres de tortures. Mais c’est un homme hors du commun. Nous nous revoyons souvent. C’est aujourd’hui mon meilleur ami». Tanios demande rapidement à être muté vers les bâtiments où les détenus ont achevé leur interrogatoire. «Je n’en pouvais plus d’assister impuissant à leurs cris de douleur, à leur déchéance. Les enquêteurs voulaient réellement les briser». Il devient ainsi le responsable de la prison numéro 3, là où les détenus, pendant les deux ans où il a été en service, étaient le mieux traités. «Pour moi, ils étaient des êtres humains, non des ennemis. D’ailleurs, je n’ai jamais été avec Israël. Je me suis enrôlé pour des raisons économiques». Tanios passait son temps à essayer d’améliorer les conditions de détention des prisonniers. L’ALS interdisait la consommation de cigarettes, il faisait passer clandestinement des cartouches entières aux détenus. Ceux-ci recevaient les restes des geôliers en guise de nourriture, il allait souvent leur acheter du pain qu’il payait de sa propre poche. Il voyait un détenu accroché au poteau nu comme un ver par temps glacial, il attendait alors que les autres geôliers aillent se coucher pour lui donner une couverture ou lui apporter une boisson chaude. Il n’avait pas conscience de prendre des risques énormes. Pour lui, c’était la moindre des choses. «D’autant que les détenus étaient souvent des gens passionnants. Il y avait ainsi le Dr Mortada Amine avec qui j’avais de longues conversations sur la santé. Il y avait l’avocat Mohammed Kourani, qui m’a donné des notions de droit. Pour moi, c’était très enrichissant et instructif de leur parler». Pour les détenus par contre, c’était un cadeau inespéré. Dans cette prison où ils vivaient l’horreur, quelqu’un les traitait comme des êtres humains, les valorisait et leur rapportait des nouvelles du monde libre, de leurs familles et de la situation en général. Pendant ses heures libres, Tanios allait souvent dans leurs familles pour leur demander si elles souhaitaient faire parvenir des objets ou de la nourriture aux détenus. Il transportait le tout, sans hésiter et sans jamais prendre en considération les risques qu’il prenait ainsi. Introduire un journal, une grave infraction Tanios a ainsi appris à connaître toutes les histoires des 300 détenus qui ont défilé à Khiam pendant ses deux années de service. Il a même noué des liens d’amitié avec la plupart d’entre eux. Même les détenus qui collaboraient avec l’ALS n’essayaient pas de le dénoncer. Il était si humain et si naturellement gentil que nul n’aurait songé à lui faire du tort. Pourtant, Tanios a commis une grave infraction : il a introduit un journal dans une cellule et les détenus l’ont fait passer dans tout le bâtiment. Il y était dit que Shimon Peres aurait promis la libération des détenus si Israël obtenait des informations sur le pilote israélien disparu au Liban Ron Arad. Sachant qu’une telle nouvelle ne pouvait que faire plaisir aux détenus, Tanios a décidé de leur donner le journal, brisant ainsi la loi du silence et du désespoir que les geôliers s’ingéniaient à appliquer. Un jour, toutefois, le pot aux roses a été découvert. Le détenu Imad Dagher lui remet une lettre en français à faire parvenir à sa famille. Tanios s’exécute. Le lendemain, le frère de Imad est autorisé à visiter le prisonnier. La lettre en poche, il prend peur et la dissimule dans une anfractuosité du mur. Un des gardiens l’aperçoit et veut savoir comment cette lettre lui a été remise. Imad est battu. Il parle alors de Tanios. Ce dernier est convoqué chez le responsable de la prison, Jean Homsy, qui cherche à l’aider. Finalement, il est renvoyé de la prison sans indemnités avec interdiction totale de s’approcher d’une caserne de l’ALS. «Si je n’avais pas été chrétien, j’aurais sûrement été arrêté», déclare Tanios, content d’avoir été épargné. Ce qui ne l’a pas empêché de faire de la prison à Akka en Israël plus tard. «Cela n’a rien à voir avec Khiam, dit-il. On y était plutôt bien traité. Khiam, par contre, c’est l’enfer». Tanios a perdu son job, mais il a gagné l’amitié, le respect et la reconnaissance des anciens détenus. Ils défilent tous chez lui, avec leurs familles, comme s’il s’agissait d’un pèlerinage. D’autant que Tanios a fait école. Après lui, d’autres geôliers et même une cuisinière ont essayé d’aider les détenus. Dans l’une des plus terribles prisons du monde, il y avait aussi une petite place pour la compassion et l’entraide. Il y avait surtout un homme qui a réussi à redonner confiance dans la race humaine à ceux qui perdaient tout espoir.
Tanios Nohra a beau être une légende pour les ex-détenus de Khiam, il ne paie pas vraiment de mine. Lorsqu’il consent à descendre de sa moissonneuse-batteuse (son gagne-pain actuel), il reçoit dans sa modeste maison à Kleya les anciens prisonniers et leurs familles venus le remercier. Mais il ne comprend pas vraiment pourquoi. Pour cet homme simple, la bonté est innée et si,...